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« Trois petites truites crues, trois petites truites cuites, trois petites truites crues… ». Derrière les murs vitrés d’une salle de la bibliothèque Jacqueline de Romilly, dans le 18ᵉ (Paris), les Rrr et les Uuu s’enchainent dans une rengaine à plusieurs voix de plus en plus rapide et rythmée. « Uuu, c’est presque comme siffler », insiste Magdalena Skoro, fondatrice de l’association Fispe, (Français pour l’Insertion Sociale et Professionnelle en Europe). Autour d’elle, six femmes en demi-cercle, d’âges et d’origines différentes, cherchent à suivre sa voix qui s’accélère.

Mettre en confiance

Ce jeudi matin, du chocolat et des clémentines ont accueilli Naiane, Graciela, Ilse, Fatima, Kadiatou* et Monica avant de commencer leur cours hebdomadaire de « lecture à voix haute », concocté par cette association née en 2015. Après un petit échauffement pour réveiller le corps et stimuler les muscles du visage, c’est le moment de se mettre aux virelangues. Aujourd’hui, les truites sont à l’honneur et, une fois que la prononciation est bien assimilée, on essaye d’y mettre un petit peu d’intonation.

« On peut faire une petite conversation : Trois petites truites crues ? », demande Magdalena, feignant la surprise. Au bout de quelques tentatives, Fatima arrive à lui répondre du même ton étonné : « Trois petites truites cuites ? », et tout le monde rigole.

« Ce n’est pas lire pour lire, mais interpréter, raconter quelque chose, avec notre voix, avec les mimiques et les émotions. C’est une technique qui permet de transmettre un texte comme si on parlait, et d’entrer dans l’intonation française », précise la fondatrice de Fispe. D’origine bosniaque, elle est arrivée en France en 2006, à 25 ans, pour poursuivre ses études de français commencées en Croatie. « Quand je suis arrivée en France, j’ai eu du mal à comprendre le français. Je l’avais étudié à l’université, mais à Paris tout ce que j’entendais c’était : roahroah », raconte-t-elle pour rassurer ses apprenantes.

Au niveau de l’oral, je rencontrais une grosse frustration. Je ne comprenais pas les gens, c’était très dur

« J’avais appris un français plutôt écrit. Je comprenais les textes littéraires, mais au niveau de l’oral… Je rencontrais une grosse frustration. Je ne comprenais pas les gens, c’était très dur », avoue-t-elle. Ce sont précisément des cours de lecture à voix haute, qu’elle découvre dans le cadre de son master de « Langue Française Appliquée » à la Sorbonne, qui seront déterminants.

« Quand je sortais au bout de 45 minutes de cours, je me sentais beaucoup plus légère, j’osais dire des choses. Après, en travaillant dans des milieux associatifs, je me suis rendu compte que beaucoup de gens souffraient de ça, ils n’osaient pas parler et avaient peur d’être jugés. Et donc je me suis dit qu’il fallait les mettre en confiance. C’est pour ça que j’ai voulu lancer l’association », se rappelle-t-elle.

Briser les barrières

Si elle met l’accent sur la prononciation des mots, dans ses cours, Magdalena incite les apprenants et apprenantes à lire sans se soucier de leurs fautes, pour briser les barrières de la langue et gagner en autonomie. Debout, devant le regard attentif de ses camarades, Fatima se prête à l’exercice et lit un petit texte. À chaque pause dans ses phrases, elle lève les yeux pour regarder le public.

« Vous voyez ? », demande Magdalena. « Les pauses permettent de regarder les autres, de respirer. Comme quand vous parlez ! Vous ne jouez pas, vous n’êtes pas dans un théâtre, mais vous transmettez quelque chose et il faut que nous soyons impliqués », insiste-t-elle.

Ces cours me permettent de sortir et d’apprendre à parler, à avoir une bonne posture, à regarder les autres

Jeune maman d’origine marocaine, arrivée en France en 2019, Fatima est déterminée à améliorer son niveau de français pour pouvoir suivre des cours à l’université. « Je rêve d’ouvrir une petite société ici et je veux passer l’examen B1 à la fin de l’année. Actuellement, je suis à la maison, je ne travaille pas, je garde mon fils de deux ans. Ces cours me permettent de sortir et d’apprendre à parler, à avoir une bonne posture, à regarder les autres et à enchainer les idées pour que l’autre comprenne. Avant, je ne faisais même pas de pause quand je parlais. Puis ça me fait plaisir de rencontrer des personnes d’autres cultures », assure-t-elle en signant fièrement la feuille de présence.

Comme Fatima, Ilse, jeune mexicaine de 25 ans aujourd’hui en France en tant que fille au pair, aimerait rester pour poursuivre ici ses études. « Je suis très timide, mais ces cours m’aident à parler devant les autres et c’est même nécessaire dans la vie », confie-t-elle. « J’aime beaucoup la littérature. Ici, on lit des poèmes et ça me fait découvrir des auteurs. » Quelques minutes plus tôt, elle s’essayait à la lecture d’un poème de Jacques Prévert : « Voyages ».

« Prévert est un poète qui utilise un langage assez simple. On découvre la littérature, mais on prend aussi des textes de la langue courante, comme les sketchs d’Anne Roumanoff. L’idée, c’est aussi qu’ils les comprennent et qu’ils enrichissent leur vocabulaire », note Magdalena.

Des cours plus que jamais nécessaires avec la loi immigration

« À l’instant même, elle me plut énormément », énonce avec émotion Kadiatou*, en défiant sa timidité, le poème de Prévert bien serré dans ses deux poignets. Cette jeune malienne suit les cours proposés par l’association depuis deux ans. Une vraie nécessité pour elle, qui est aujourd’hui sans papiers et a besoin de passer des examens de langue dans l’espoir d’être régularisée en France.

La loi immigration, promulguée par Emmanuel Macron le 26 janvier, augmente les exigences en termes de niveau de français pour accéder à divers titres de séjour. Une première carte de séjour pluriannuelle nécessitera par exemple désormais un niveau minimal de français A2, tandis que le niveau B1 sera exigé pour l’octroi d’une carte de résident. En ce qui concerne la naturalisation, le niveau demandé passe de B1 à B2.

« Ça pénalise beaucoup », commente Magdalena. « Surtout les gens qui n’ont jamais été scolarisés dans leurs pays. L’alphabétisation est un long processus, plus on avance dans l’âge, plus c’est dur », regrette l’enseignante qui se demande déjà comment adapter les cours à ces nouvelles exigences.

Devenir une autre personne

Au-delà des cours de lecture à voix haute, l’association propose en effet des cours d’alphabétisation et de préparation aux examens Delf (diplôme d’études en langue française). Des cours gratuits qui, parfois, peuvent changer des vies. Comme pour Aïcha Karoui, ancienne élève devenue aujourd’hui salariée de l’association en tant que médiatrice socioculturelle.

« La langue est un frein et le fait de se lancer, de parler, même avec des lacunes ou des erreurs, aide à avoir de la confiance en soi. Moi, je fais encore des fautes, mais le fait d’avoir une petite communauté pour pratiquer la langue m’a aidée à m’intégrer dans la société », confie la tunisienne qui n’a jamais travaillé en France auparavant. Parce que comme le dit Magdalena, « apprendre une langue, ce n’est pas avaler un dictionnaire, mais devenir une autre personne ».

Irène Fadora 

*Prénom modifié

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