Sur le dessin au crayon d’Ousmane, l’Hôtel de ville de Paris est certes à gauche du BHV, mais la perspective est la bonne. Il l’a reproduit de tête, lui qui passe presque toutes ses soirées sur le parvis depuis son arrivée en France, le 9 janvier dernier. Ce soir-là, l’adolescent est venu manifester auprès d’autres jeunes exilés, dit « en recours de minorité »*, mais aussi auprès de familles en demande d’asile, pour réclamer un hébergement.
Secoué par les CRS, il a préféré se mettre à l’écart. « J’ai des vertiges, donc c’est mieux que je m’isole », explique-t-il, un mouchoir légèrement tamponné de sang à la main. Quand la manifestation prend fin, il se met en quête d’un endroit où passer la nuit, en espérant ne pas être chassé par les policiers. « Depuis que je suis arrivé, je n’ai pas passé une nuit au chaud. Et comme on est souvent dérangé par la police, je n’ai pas non plus passé une seule nuit tranquille », raconte Ousmane.
Le lendemain matin, nous le retrouvons sous un arrêt de bus du 18ème arrondissement, dans le quartier de Marx-Dormoy. Il y a posé sa tente pour la nuit avec son camarade Saïd, Ivoirien comme lui, rencontré après son arrivée en France. Aujourd’hui, c’est samedi, les cours de français et de dessin qu’il a pris l’habitude de suivre ne sont pas assurés. Il va donc falloir tuer le temps. De la capitale, Ousmane ne connaît guère que quelques adresses stratégiques, majoritairement dans les arrondissements du nord, là où sont implantées les associations.
Il fait trop froid pour dessiner, alors il se met en marche. Pour se réchauffer, une course est improvisée dans les escaliers de Montmartre, qu’Ousmane et Saïd découvrent pour la première fois, émus. Plus pour la vue panoramique que pour la basilique. « La religion, je m’en tape. Moi, je suis musulman, mais chacun pratique comme il veut. On est tous des humains, au final, on a tous le même Dieu », tranche l’adolescent.
– Mais sinon ça sert à quoi, tous les cadenas ?
Quand il apprend qu’ils sont déposés par des amoureux anonymes, il cherche l’initiale de son prénom. Vu d’en bas, le Sacré-Cœur fend les nuages. Un homme déguisé en statue l’harangue pour une photo, pour laquelle Ousmane pose de bon cœur. Sait-il quel drame s’est joué ici-même il y a 150 ans, lorsque les Communards se sont révoltés, dressant au pied de la butte vierge encore de sa basilique des dizaines de barricades ? Non, mais il demande à en savoir plus. « Ça me rend triste de savoir qu’ils ont été tués. »
Ousmane pleure peu, mais s’inquiète beaucoup. pour sa mère surtout, restée au pays avec sa fille unique. À 16 ans, Ousmane est le seul homme de la famille. Alors, il dit que tout va bien pour ne pas causer de soucis. « Elle est malade, donc j’aurais peur que le stress empire son état », justifie-t-il. En réalité, tout ne va pourtant pas vraiment bien. Outre les nuits passées dehors, il ne mange pas toujours à sa faim et lutte toute la journée contre le froid sans jamais oser pousser les portes des cafés, qu’il ne peut s’offrir. Pas plus que celles des bibliothèques municipales, dont il ignore l’existence. Châtelet, malgré sa proximité avec l’Hôtel de Ville, il en a seulement « entendu parler », mais ne savait pas comment s’y rendre.
Depuis son arrivée, il a développé un vrai goût pour le dessin, « au moins, on ne pense à rien, quand on dessine ». Il n’a jamais entendu parler des musées non plus. Lorsqu’il emprunte les escaliers mécaniques qui mènent au cinquième étage du centre Pompidou, son visage s’éveille. Au loin, la Tour Eiffel transperce la vue panoramique sur Paris. « C’est la première fois que je la vois en vrai. » Dans les couloirs de Beaubourg, Ousmane observe, appliqué dans sa contemplation.
– Mais en fait, je n’aime pas tout ici.
– C’est normal. Mais tu aimes quoi, alors ?
– Quand c’est bien fait, je crois. Quand c’est réaliste.
Le magasin de Ben et l’Agam, prisés des Instagrammeurs, ne l’impressionnent guère. Ce qui l’émeut, c’est l’encre bleue sur la toile blanche d’une artiste marocaine, Latifa Echakhch. Elle s’appelle « Walk in the clearing, cross it slowly and leave it fast by the right, and then come back ». (Marchez dans la clairière, traversez là lentement et quittez-la rapidement par la droite, puis revenez). Puis, plus loin, un autre bleu. Celui de Zao Wou-Ki.
« On dirait une plage et la mer. C’est juste beau, en fait »
Il est 17h30. Le jour décline et la visite est en passe d’être écourtée par la nécessité d’arriver à temps au rendez-vous fixé à l’Hôtel-de-Ville. Avant de repasser les portiques, au centre du “Container Zéro” de Jean-Pierre Raynaud, une croix rouge rappelant le logo de l’association éponyme attire son attention. « Ah. Ça, je connais. » Le temps d’un silence, puis Saïd et Ousmane évoquent leurs traversées respectives de la Méditerranée. D’abord un petit bateau, puis un plus grand. « Ça a marché du premier coup, au moins ». Celui d’Ousmane faisait 9 mètres, et ils étaient 57. Sa myopie lui faisait mal. C’était le 13 octobre 2022.
De retour sur la place de l’Hôtel de Ville, Ousmane et Saïd se tiennent d’abord à l’écart du petit groupe formé par Utopia 56. Comme tous les soirs, l’association patientera quelques heures sur place, le temps de rassembler les troupes, puis accompagnera les jeunes vers un endroit sûr où déplier leur tente. « En fait, je ne viens pas parce que je cherche des indications pour savoir où mettre la tente ce soir. Tous les soirs, si je viens, c’est parce que j’ai un petit espoir d’être logé. Et s’il y a un petit espoir, je ne veux pas passer à côté », avoue-t-il.
Julie Déléant et Nnoman
*Lors de leur arrivée en France, les jeunes étrangers se déclarant mineurs doivent, pour bénéficier de la protection de l’ASE, passer un entretien auprès du DEMIE, la structure compétente à Paris. Si l’agent estime que le jeune n’est pas mineur, ce dernier a la possibilité de déposer un recours auprès du juge pour enfants. En attendant la décision du tribunal, il est livré à lui-même. Selon plusieurs associations, environ 50 % des refus par le DEMIE se solderaient par une reconnaissance de minorité, après le passage devant le juge.