Les manteaux imperméables et les pulls débordent des bacs en cartons. Des dizaines de polaires et de chaussures sont déposées sur des étagères hautes de plusieurs mètres, à côté de produits hygiéniques ou de valises. C’est en banlieue de Calais, dans les allées de la Warehouse (entrepôt, ndlr) qu’Utopia 56 a élu domicile avec six autres associations, pour former l’Auberge des Migrants. Toutes viennent en aide aux exilés, mais aucune n’est mandatée par l’État. Leurs missions sont complémentaires : préparation de repas, acheminement d’eau sur les campements, coupe de bois en hiver, dons de produits de première nécessité…

Ici, on tente tant bien que mal de répondre aux manquements de l’État, et de la ville. « Nos contacts avec la mairie sont inexistants depuis que je travaille ici », déplore Axel Guidinat, coordinateur d’Utopia à Calais depuis deux ans. Inexistants, c’est peu dire. Mi-septembre, dans une interview accordée à RMC, la maire LR, Natacha Bouchart, a accusé les associations de contribuer à « organiser le fait qu’ils [les exilés] puissent à un moment passer ». Dès 2017, l’édile avait interdit les maraudes alimentaires, pour empêcher un « appel d’air » migratoire.

Des associations solidaires les unes des autres

À l’extérieur du hangar de l’Auberge des migrants, une volontaire rince des bacs en inox. Elle est membre de la Refugee community kitchen, qui prépare plusieurs centaines de repas par jour, distribués à Calais. L’association cuisine aussi pour les autres bénévoles présents sur le lieu.

On est confrontés à une telle violence qu’on finit par être super soudés

« C’est super chouette de pouvoir partager un repas ensemble, de discuter, sourit Louise », bénévole pour l’association Women’s Refugee Centre, spécialisée dans l’accompagnement des femmes exilées présentes dans la région. « On est tous et toutes confrontés à une telle violence, qui grandit de jour en jour, qu’on finit par être super soudés. On se retrouve à l’entrepôt, ça nous permet d’être ensemble. »

Un membre de l’association Calais food collective remplit une cuve d’eau avant de l’acheminer sur un campement. ©NévilGagnepain

Pour aider les hommes, les femmes et les enfants qui tentent de survivre dans le Calaisis, en attendant d’entreprendre la traversée vers le Royaume-Uni, les associations ne peuvent compter que sur elles-mêmes. Il est nécessaire de bien communiquer et de se coordonner au mieux. Tous les mardis après-midi à la Warehouse, une réunion est organisée entre les acteurs associatifs.

Une boucle mail inter-asso a également été mise en place, pour s’informer rapidement sur une situation très mouvante. « On a tous nos problématiques, nos plannings de la semaine. Cela permet de nous compléter et de ne pas faire les mêmes choses. Mais de toute façon, il y a tellement de manquements à tous les niveaux qu’on ne se marche pas sur les pieds », assure Louise, coordinatrice de l’antenne Grande-Synthe de Refugee Women’s Centre. Créée en 2016, cette association fonctionne en non-mixité choisie.

Il y a très peu d’endroits sécurisés pour [les femmes exilées]. Actuellement, il y a une centaine de femmes et d’enfants à Calais

« La particularité de travailler avec les femmes, c’est qu’elles sont plus vulnérables et sont exposées au harcèlement, voire aux agressions sexuelles », soulève Louise. À Grande-Synthe (Nord), où intervient aussi l’association, il n’y a pas d’accueil de jour ou d’espace pour se reposer la journée comme il en existe à Calais. « Il y a très peu d’endroits sécurisés pour elles, constate Louise. Actuellement, il y a une centaine de femmes et d’enfants là-bas. Aujourd’hui, il pleut, elles vont rester toute la journée dans leurs tentes. »

Si les femmes sont moins visibles, tant physiquement que médiatiquement, elles sont tout aussi présentes sur les campements que les hommes. « On s’est rendu compte qu’elles ne se rendaient que très peu aux distributions alimentaires, constate Louise. Ce n’est pas acceptable, on veut qu’elles aient accès aux mêmes aides que les autres, qu’elles soient protégées de la même façon », ajoute l’associative. Alors Refugee Women’s centre tente de combler cet angle mort et de permettre à ces femmes de subvenir à leurs besoins de première nécessité. L’association les aide par exemple à obtenir des places en hébergement d’urgence via le 115, pour se reposer quelques jours.

©NévilGagnepain

Un soutien à bout de bras

Dans le Calaisis, les vêtements et la nourriture sont des denrées rares. Par manque de moyen, Utopia a mis en place des règles strictes de dons. « On ne donne pas de tentes aux hommes seuls, on ne change pas les vêtements des exilés s’ils en ont déjà et qu’ils sont secs ». Un brise-cœur, nécessaire pour fournir un soutien à ceux qui sont démunis de tout. « Si on donnait sans compter, on n’aurait plus rien dans une semaine », justifie-t-il, devant le stock de l’association.

Pour les tentes, c’est encore pire. La police les arrache tous les 24 à 48 heures. Difficile, voire impossible, pour les associatifs d’en fournir à tous ceux et celles qui dorment dehors. « Sur Calais, une association en distribue une quinzaine par jour pour les hommes seuls, explique Alexia, coordinatrice juridique et social de Refugee Women’s Centre. Nous, on a un quota par semaine : c’est environ cinq tentes par jour. On n’a pas les moyens d’en avoir plus, mais le nombre d’arrivées est supérieur à ce quota. »

On est amené à faire des choix entre une personne enceinte et une avec un bébé, c’est inhumain

Les bénévoles se retrouvent confrontés à des choix cornéliens : « On est amené à faire des choix entre une personne enceinte et une avec un bébé, c’est inhumain ». À Grande-Synthe, l’association achète quarante tentes par semaine, « c’est un budget énorme », souffle Louise. Quand il n’y a plus de tentes, Utopia peut compter sur son réseau d’hébergeurs solidaires, qui compte à peu près 25 personnes. Des particuliers qui accueillent des exilés pour une ou deux nuits, lorsqu’ils peuvent, et que l’urgence le réclame.

Des maisons accueillantes

D’autres lieux essaiment à Calais et tentent de répondre à l’urgence en mettant en place des hébergements dignes et solidaires, dans lesquels personnes exilées et personnes solidaires vivent en communauté. La maison Margelle, une grande bâtisse de pierres au toit en ardoises, est un lieu d’accueil et de repos, accolé à une église dans l’est de la ville. L’endroit a été pensé pour accueillir jusqu’à neuf hommes seuls à l’étage, qui peuvent y poser leurs valises jusqu’à six semaines.

Une grande chambre supplémentaire équipée de lits superposés a aussi été prévue pour parer aux urgences, notamment pour des personnes blessées ou en sortie d’hospitalisation. Face à la multiplication des naufrages meurtriers dans la Manche, la Margelle a aussi dû se résoudre à étendre ses critères d’accueil aux rescapés de ces naufrages et aux proches des personnes décédées.

Parfois, les personnes hébergées deviennent des bénévoles, ils ont envie de s’impliquer et ça nous aide pour la traduction 

Ce jour-là, quatre personnes logent à la Margelle. Deux ont récemment quitté le lieu et ont rejoint l’Angleterre. Il arrive aussi que certains exilés restent plus longtemps que prévu, faute de mieux. Ou pour donner la main. « Parfois, les personnes hébergées deviennent des bénévoles, ils ont envie de s’impliquer et ça nous aide pour la traduction », confie Jeanne, cofondatrice du lieu.

 

Un Calais à deux visages

À quelques kilomètres de là, sur la digue de la plage de Calais, les joggeurs croisent quelques couples venus profiter des derniers rayons de soleil du mois. Au bord du chemin, un skate-parc, un city-foot, une tyrolienne, des jeux pour enfants se sont fait une place dans cette nouvelle « station balnéaire du XXIe siècle », imaginée par la municipalité de Natacha Bouchart (LR).

Bienvenue à « Calais L.A plage », peut-on lire sur un immense panneau bariolé qui annonce la couleur, référence non dissimulée à Los Angeles. Un projet à 46 millions d’euros, financé par les pouvoirs publics et abouti il y a trois ans maintenant.

La plage de Calais, rénovée depuis trois ans. Sur le panneau coloré, des destinations sont inscrites : Douvres n’est qu’à 42 kilomètres. ©LilianRipert

Cette image rutilante que Natacha Bouchart cherche à donner à sa ville – passage incontournable des départs d’exilés pour le Royaume-Uni depuis les années 2000 – ferait presque oublier une autre réalité, invisibilisée. Deux visages de la ville du Pas-de-Calais, qu’on pourrait tristement résumer ainsi : côté pile, la municipalité cherche à attirer les touristes. Côté face, à invisibiliser les plus précaires délaissés par les pouvoirs publics et criminaliser les associations qui tentent, contre vents et marées, de leur apporter un peu de soutien.

Névil Gagnepain et Lilian Ripert

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