Dans les couloirs de l’hôpital Delafontaine (Saint-Denis), le silence règne. Il ne laisse pourtant rien présager de la brouille qui se déroule en interne. Pour comprendre, il faut plutôt se fier aux affiches qui parsèment les murs du bâtiment : « Les soignants sont une ressource qui s’épuise », annonce l’une dès l’entrée de l’hôpital. Suivie de la mention : « Les bébés sont en danger. »
C’est au premier étage que la colère des « soignants épuisés » gronde. Au sein du service de réanimation néonatale, qui accueille de grands prématurés, les 39 IDPE [Infirmières Puéricultrices Diplômées d’État, NDLR] sont en grève depuis le 29 décembre 2022.
Augmentation des effectifs : fil rouge de la mobilisation
À l’initiative du syndicat Sud Hôpitaux Saint-Denis, l’intégralité de l’équipe d’infirmières a rejoint le mouvement de grève en fin d’année 2022. Dans ce service, nourrissons en détresse respiratoire et grands prématurés reçoivent les soins nécessaires. « Ça peut être les montagnes russe à tout instant », décrit Sandrine *, infirmière puéricultrice en poste depuis 5 ans.
En sous-effectif depuis plusieurs années, l’étage de réanimation néonatale a baissé le nombre de lits ouverts. Officiellement, 13 bébés sont accueillis au sein du service, « sauf qu’aujourd’hui, nous accueillons souvent entre 15 et 20 bébés pour seulement 6 IDPE présentes en journée », réplique Vanessa* qui travaille sur le site de Delafontaine depuis plusieurs années. « Ce qu’il faudrait, c’est une infirmière pour deux bébés, de manière constante », calculent les deux femmes.
On veut des embauches en nombre suffisant
Pour sortir la tête de l’eau, les grévistes réclament des embauches supplémentaires, notamment d’auxiliaires puéricultrices. « Nous avons besoin de renforts surtout pour les soins à quatre mains qui sont des actes non négligeables pour les plus grands prématurés », pose, la voix grave, Vanessa. « Non seulement on veut des embauches en nombre suffisant, mais on demande à ce que les offres d’emplois soient attractives », poursuit Sandrine.
Dans le secteur médical, infirmières ou auxiliaires doivent en passer par une période de stagiairisation – l’équivalent d’une période d’essai. « Actuellement, une auxiliaire ne peut prétendre à la titularisation avant trois ans », explique Vanessa. CDD renouvelable, période de stagiairisation : les grévistes voudraient voir la quête du CDI réduite, à l’image des infirmières qui patientent seulement un an pour être titularisées.
Les négociations se poursuivent
Jean Pinson, le directeur du Centre Hospitalier de Saint-Denis, dans une lettre adressée au député Stéphane Peu (Nupes-PCF), observe des difficultés de « recrutement et de fidélisation » au sein du service. La direction de Delafontaine semble ainsi prête à recruter du personnel supplémentaire : jusqu’à 4 auxiliaires, d’après l’une des grévistes.
On a l’impression d’être dans un rapport de force: c’est à celui qui cèdera le premier
Mais les négociations avancent lentement. « En l’état, nous ne pouvons signer l’accord de protocole », soufflaient les infirmières le 25 janvier dernier. Elles réclament au moins deux embauches en plus. « On a l’impression d’être dans un rapport de force: c’est à celui qui cèdera le premier », se désole Vanessa.
La mobilisation a déjà abouti à deux réunions réunissant grévistes et direction de l’hôpital durant lesquelles les revendications ont été posées sur la table. Certaines ont été acceptées : embauches d’auxiliaires, création d’une pharmacie sécurisée pour décharger le personnel soignant des prises de commande de médicaments. D’autres balayées, comme l’augmentation des salaires.
Contactée, la direction de l’hôpital « ne souhaite pas faire de commentaires sur les revendications exprimées » tant que les discussions sont toujours en cours.
Des vagues de départ qui resserre les effectifs
Au sein du service de réanimation néonatale, cette situation de sous-effectif ne date pas d’hier. Le personnel soignant paye les pots cassés dus à plusieurs vagues de départ : « 17 en 2020, 7 en 2021, 14 en 2022 », récite Sandrine de mémoire.
« On fait des soins à la chaîne comme si l’on fermait des cartons alors qu’il s’agit d’êtres humains qui ont besoin de délicatesse. Au lieu de cela, on les retourne comme des crêpes », alerte la jeune femme.
En plus de la multiplication de tâches, la charge mentale se fait de plus en plus sentir. « Les bébés nécessitent une surveillance accrue. On se rend au travail même lors de nos jours de repos. C’est un travail où il n’y a pas de moment de répit en fait », insiste Sandrine.
« On est abasourdies, pour ne pas dire traumatisées par la situation »
De l’aveux de plusieurs infirmières, le climat de travail se serait nettement dégradé depuis le début de leur mobilisation. « La direction est en train de nous faire payer notre grève », lâche Vanessa.
« Les plannings ont été chamboulés à la dernière minute », témoigne-t-elle. « Certaines de mes collègues se sont rendues au travail mais on leur a dit de rentrer chez elles. D’autres, qui sont mamans, ont dû appeler des baby sitter en urgence. »
Vanessa et Sandrine rapportent également des situations où certaines de ses collègues ont été inondées d’appels, en soirée, pour venir renflouer les effectifs à la dernière minute. « On est abasourdies, pour ne pas dire traumatisées par cette situation », explique Vanessa. « Depuis le début de la grève, on a une pression énorme. L’ambiance est pesante et les filles sont à bout », ajoute Sandrine.
La mobilisation se déroule sans le soutien officiel de leurs supérieurs hiérarchiques. Une situation qui contraste fortement avec un précédent mouvement social qui avait secoué l’hôpital Delafontaine : la grève des sages-femmes en 2021. « À l’époque, les médecins avaient inscrit ‘Soutien à la grève’ sur leurs blouses », rappelle, avec une pointe d’amertume, Vanessa. « Leur manque de soutien cette fois-ci, c’est la grande énigme. »
Un événement marquant semble s’être déroulé dimanche 22 janvier 2023 autour de la question de l’équipe de nuit. « Il n’y avait que deux infirmières de disponibles ce soir-là. Cette situation problématique était connue depuis plusieurs semaines », certifie Sandrine. « L’équipe cadre a tellement pris l’habitude de compter sur nos heures supplémentaires qu’ils se sont trouvés pris de court », admet-elle.
On atteint une saturation physique et psychologiquement, c’est intenable
Une infirmière, qui souhaite se spécialiser en puériculture, aurait été prise à part. « On lui a rappelé que c’est la direction qui valide son projet d’école de puéricultrice », assure Sandrine. Vanessa rapporte le même événement. Après cet épisode, l’infirmière en question aurait cédé aux pressions de sa hiérarchie selon ses collègues. Elle était finalement en poste le soir du 22 décembre.
« On atteint une saturation physique et psychologiquement, c’est intenable », réagit Sandrine. « Parmi les vagues de départ que l’on a connues, j’en connais plusieurs qui ont choisi de faire un autre métier. C’est une possibilité qui m’est déjà passé par la tête », avoue-t-elle.
En attendant de s’entendre sur les revendications exprimées, rendez-vous a été pris auprès de l’Agence Régionale de Santé pour tenter d’alerter sur le conflit.
Méline Escrihuela
*Les prénoms ont été modifiés.