Voilà près de six mois que les camions de chantiers et les patrouilles de CRS ont investi par dizaines le quartier de l’Alma, sous l’œil hagard des derniers habitants pas encore délogés. Début novembre, un mur de béton de 2,5 mètres a été installé pour faire face à toute tentative de résistance aux travaux de démolition.
« À ce qu’il parait, ils ont commencé le curage de certains bâtiments », soupire Florian Vertriest, président du collectif d’habitants opposés au NPNRU (Nouveau programme national de renouvellement urbain) qui prévoit la destruction de 486 logements et la réhabilitation de 390 autres pour « dé densifier le quartier de l’Alma ». Le projet, chiffré à 133 millions d’euros, a été élaboré en 2015 par la ville de Roubaix et la MEL (Métropole européenne de Lille) et soutenu par l’ANRU (Agence nationale de rénovation urbaine).
Un héritage architectural à défendre
Les logements menacés avaient été construits dans les années 70-80 à la suite d’une lutte historique des habitants qui avaient réussi à imposer aux pouvoirs publics un contre-projet de réhabilitation. Une utopie architecturale et un modèle de démocratie participative défendus comme un héritage depuis plus d’un an par le collectif qui souhaite désormais faire labelliser leur quartier comme monument historique et patrimoine du XXème siècle.
Mais en août dernier, après des dizaines de rassemblements, une pétition lancée par les urbanistes des Hauts-de-France rassemblant quelque 19 000 signatures, une tribune d’architectes, un référé suspension rejeté par le Tribunal administratif, les travaux étaient finalement lancés. Des habitants s’annonçaient alors « prêts à faire barrage aux pelleteuses ». Les nombreux messages inscrits sur les briques rouges des immeubles témoignent d’une riposte populaire qui ne cesse de s’amplifier.
Il y a eu pour chaque problème une gestion sécuritaire plutôt qu’une approche sociale
Fin novembre, un engin de chantier a même été incendié par des habitants en colère. Le mois dernier, les travaux ont été suspendus plusieurs semaines après l’occupation du chantier par une cinquantaine de militants. Malgré la mobilisation, un premier bâtiment a déjà été démoli. « Avec la dégradation sociale progressive du quartier, il y a eu pour chaque problème une gestion sécuritaire plutôt qu’une approche sociale et éducative. (…) Les jeunes générations ont leur centre de vie dans le quartier et on leur dit maintenant de partir. La première des violences est bien celle-ci », estime Eric Mouveaux, membre du collectif contre la démolition et habitant de l’Alma depuis 1987.
« Prison à ciel ouvert »
Depuis le lancement du projet de rénovation urbaine, les bailleurs sociaux ont condamné les coursives et les arches d’entrées au rythme des départs des habitants. Les grillages et les parpaings empêchent désormais d’accéder aux espaces verts du quartier. L’entretien des halls d’immeubles semble quant à lui avoir été totalement abandonné.
Les habitants doivent vivre dans des logements dégradés en attendant leur départ
Pourtant, plusieurs dizaines de personnes en attente de relogement ou opposées à la démolition seraient encore sur place. « Dès qu’ils lancent un projet, ils arrêtent d’investir. Les habitants doivent vivre dans des logements dégradés en attendant leur départ », constate amèrement Antonio Delfini, président des Ateliers Populaires d’Urbanisme du Vieux-Lille, qui soutient les habitants en lutte.
« J’ai habité ici 36 ans et maintenant, ils m’obligent à partir », souffle Haroun, derrière sa longue barbe blanche (photo en une). L’été dernier, son bailleur l’a violemment expulsé de son logement suite à une grève de charges qu’il avait lancée quelques années plus tôt pour dénoncer la négligence des bailleurs. « En 2017, ils ont commencé à fermer les caves. Puis, ils ont soudé les portes d’accès aux jardins. Ces bailleurs sont des bouffeurs d’espoir ! », s’insurge le septuagénaire, bien décidé à revenir habiter à l’Alma dès qu’il le pourra.
À ses côtés, Florian se remémore son enfance lorsqu’il s’amusait avec ses voisins dans les parcs du quartier. Les problèmes de sécurité dans le quartier ont depuis été le prétexte à la suppression progressive de tout espace de lien social. « Ils ont transformé le quartier en prison à ciel ouvert », s’emporte l’éducateur sportif de 29 ans.
En novembre dernier, cette logique sécuritaire prend une nouvelle ampleur lorsque la préfecture du Nord autorise la police à faire usage de deux drones pour surveiller les habitants. « Il y a une mobilisation inédite des pouvoirs publics que je n’avais jamais vue dans l’histoire des luttes d’habitants. L’Alma est devenue pour eux le symbole du ghetto communautaire et islamiste, un terreau de délinquance qu’il faut raser. La fermeture au dialogue contribue à une radicalisation des moyens d’actions des habitants », estime Julien Talpin, chercheur au CNRS spécialisé sur l’engagement dans les quartiers populaires.
L’impasse du relogement
La charte du relogement de l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine) propose un cadre clair au relogement des habitants concernés par les projets de démolition. Elle recommande aux bailleurs de faire jusqu’à trois propositions de logements au locataire qui doivent « correspondre à ses besoins personnels, familiaux, professionnels, et à ses possibilités financières ». Le relogement ne devrait donc pas impliquer une réduction de la surface habitable ou une augmentation du loyer.
La plupart n’ont pas pu être relogés à Roubaix, car il n’y a plus de construction
Les habitants délogés devraient avoir la garantie de pouvoir s’installer à moins de 5 km du quartier démoli. Mais dans les faits, ces recommandations ne sont pas respectées par les bailleurs qui peinent à trouver des solutions de relogement adaptées. « Certains habitants de l’Alma vivaient dans des appartements de 250 m², avec six chambres et deux salles de bains. Ils ne pourront jamais retrouver ces conditions de vie. La plupart n’ont pas pu être relogés à Roubaix, car il n’y a plus de construction », déplore Florian.
Dans un courrier daté du 15 novembre dernier, l’ancien préfet du Nord, Georges-François Leclerc, reprochait lui-même au président de la MEL son incapacité à adapter la construction de nouveaux logements au rythme effréné de démolitions. « À ce jour, seuls 1 522 logements sont identifiés à l’adresse dans la convention avec un bailleur, soit 37 % des 4 138 logements à reconstituer », estimait le haut fonctionnaire.
« Par ailleurs, le rythme de relogement des ménages reste nettement insuffisant », poursuivait-il, avant d’enjoindre la MEL à corriger rapidement ces retards et l’inviter à abandonner certains projets de démolition : « Il faut prendre acte que des demandes de financements complémentaires ne pourront être déposées auprès de l’ANRU ». Les habitants attendent désormais le positionnement de son successeur, tout juste arrivé en janvier dernier.
La lutte des habitants de l’Alma semble être devenue une guerre contre le temps. Reste à savoir si les pouvoirs publics s’enliseront sur la voie de la répression ou s’ils céderont à la demande d’une réelle concertation. Quoi qu’il advienne, « l’Alma vivra » sur les murs et dans les mémoires de luttes.
Jérémie Rochas