Voilà un an et demi que le Revers de la médaille, fédération d’une centaine d’associations qui interviennent auprès des personnes en situation de rue ou en habitats précaires, alertent sur le nettoyage social orchestré par les autorités pour l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (JOP). Quelques semaines après l’événement planétaire, vanté comme une grande réussite, le bilan est amer.
Le Revers de la médaille publie ce lundi son rapport final et décerne trois médailles aux organisateurs de Paris 2024 : la médaille d’or du social washing, la médaille d’argent du nettoyage social et celle de bronze du déni démocratique.
Entretien avec Aurélia Huot, directrice adjointe du pôle accès au droit et à la justice de l’ordre des avocats du barreau de Paris et Paul Alauzy, coordinateur veille sanitaire de Médecins du monde, tous deux portes paroles du Revers de la médaille. Interview.
Quel bilan tirer des JOP ?
Paul Alauzy : Déjà, ce qui est certain, c’est que le nettoyage social va laisser une marque indélébile sur la vitrine de Paris 2024. Quoique disent les autorités, et ils peuvent continuer à être dans le déni, on l’a largement démontré et prouvé. Ça a été documenté par les premiers concernés, les associations, la presse de tous bords, même à l’international. Là, il n’est plus possible de dire qu’il n’y a pas eu de nettoyage social.
Il a été prouvé que ce nettoyage social était une stratégie bien pensée par les autorités. Ça s’est passé en deux temps. Pendant un an, on invisibilise en envoyant massivement les personnes en régions dans les sas. Et à partir du 15 juillet, on débloque comme hasard de nombreuses places en Île-de-France pour pouvoir vider les rues juste avant l’événement.
Il y a un rendez-vous manqué avec l’histoire, pour les organisateurs qu’on a alertés et à qui on a proposé des alternatives
Donc, à la fois, c’est une victoire pour notre collectif d’avoir rendu le concept de nettoyage social populaire dans le vocabulaire politique et d’avoir visibilisé des gens qui, d’habitude, sont complètement invisibilisés. Et à la fois, il y a un rendez-vous manqué avec l’histoire, pour les organisateurs qu’on a alertés, à qui on a proposé des alternatives et qui ont persisté sur le plan du nettoyage social. Évidemment, on comprend que ça s’inscrit bien dans un agenda politique.
Dans le rapport, vous indiquez que 20 000 personnes ont été déplacées cette année à cause des JOP. Qui sont ces personnes ?
Paul Alauzy : Ça concerne tous les publics qui sont à la rue ou en habitat précaire dans la région Île-de-France. On peut les classifier en cinq catégories de personnes, avec des gens qui sont à l’intersection de ces catégories.
Il y a des personnes identifiées comme roms ou voyageuses, exilées, que ce soit des familles, hommes seuls ou mineurs, travailleurs, travailleuses du sexe, etc. Il y a ensuite les sans-abri, qu’on peut aussi appeler grands précaires ou marginalisés, et les usagers et usagères de drogues.
Vingt mille personnes, ça représente une augmentation de quasiment 40 % par rapport à il y a deux ans. L’année d’avant, c’était aussi 20 000 personnes. Mais ce qui est dingue, c’est le nombre d’évacuations. On en comptait 160 il y a deux ans, 180 il y a un an. Cette année, sur cette période-là, on est déjà sur 260 opérations d’expulsion.
Et comme on le montre dans le rapport, ce sont des expulsions avec de moins en moins de diagnostic social au préalable, avec de plus en plus de mineurs qui sont concernés et avec de moins en moins de propositions d’hébergement derrière. Donc tous les chiffres de l’exclusion sociale et de la précarisation sont à la hausse et l’ont été pendant les jeux.
L’État et la ville de Paris se félicitent de l’ouverture de 256 places “grands précaires”, vous parlez là de social washing, pourquoi ?
Aurélia Huot : Le constat est un peu amer. Il y a eu 256 places de qualité qui ont été ouvertes dans des logements dignes, qu’on espère pérennes. On se dit que quand l’État veut, il peut. Cependant, ça ne résout absolument pas les problèmes structurels de l’hébergement, car ce sont des propositions qui ont été ponctuelles et qui ont été faites en fonction de critères liés à l’organisation des JO et de l’emplacement géographique des personnes. Ils ont fait des propositions à marche forcée sur les zones JO, mais ils l’ont fait de manière très brutale. Ils ont annoncé des diagnostics sociaux qui n’ont pas été faits.
On peut se féliciter que ces personnes aient bénéficié des places grands précaires, mais on aimerait que ce soit pour des bonnes raisons et que ce soit pour tout le monde. Parce qu’en parallèle, il y a 3 500 personnes décomptées comme étant en situation de rue à Paris.
On sera vraiment vigilant sur l’avenir des places qui ont été attribuées à ces 256 personnes.
Dans les effets moins visibles du nettoyage social, vous parlez de “confinement olympique”, qu’est-ce que vous mettez derrière ce terme ?
Paul Alauzy : C’est quelque chose qui est très dur à mesurer, mais c’est toutes les pratiques d’évitement de la scène olympique que les personnes se sont auto-infligées ou qu’elles ont intégrées. On a plein de patients (de Médecins du monde, ndlr) qui nous disaient : « Moi les Jeux, je les ai suivis sur TikTok, sur Facebook, c’était magnifique », « Moi, j’ai vu jouer l’équipe du Soudan, mais je suis resté là où je suis parce que je ne voulais pas me déplacer, il y avait trop de contrôles, il y avait trop de forces de l’ordre, et donc je me suis déplacé quand j’avais trop faim et que j’allais à des distributions alimentaires ».
La ville durant les JO, c’est un enfer pour les pauvres, avec au milieu, un Éden, qui est le paradis des riches
On a donc des personnes qui ont mis leurs besoins primaires en stand-by, pendant la période des Jeux. Certains nous ont dit : « pour ne pas déranger ». C’est complètement dingue. La ville durant les JO, c’est un enfer pour les pauvres, avec au milieu, un Éden, qui est le paradis des riches. Et eux, ils sont là à se démener au-dessus des barbelés pour essayer de regarder ce qu’il se passe.
Avec nous, habitants de Paris, blancs sur un vélo, les forces de l’ordre ont été adorables. Et dès qu’on endossait un gilet de militant associatif et qu’on était en maraude avec les plus précaires, on devenait des indésirables chassés par les forces de l’ordre. C’était fou de vivre l’espace public de manière aussi antinomique selon la position qu’on y occupe.
Vous évoquez aussi un revers de la médaille dans l’héritage des JOP, en termes de nettoyage social et de libertés publiques…
Aurélia Huot : Au niveau des expulsions, on voit encore aujourd’hui que des élus de la mairie du 15ᵉ arrondissement ont demandé à la police municipale d’évacuer des personnes sans abri, sans base légale. En fait, il y a une espèce d’héritage, d’habitude, qui s’est instaurée avec la volonté de continuer de nettoyer le territoire sans autorisation, sans base légale, sans diagnostic social. On craint que ça se perpétue et que ce soit une habitude qui a été prise pendant la période des JOP.
Il y a une dérive judiciaire, administrative et politique qui, nous, nous a inquiétés
Ce qu’on peut aussi voir, c’est une mise en péril de l’État de droit. On prend, dans le cadre d’un événement sportif, des mesures qui sont habituellement prises dans le cadre de l’état d’urgence et de la menace terroriste. Il y a quand même une dérive judiciaire, administrative et politique qui, nous, nous a inquiétés. En l’espace de 15 jours, 70 personnes placées en garde à vue, des militants et des journalistes, sans base légale, puisque toutes les infractions pour lesquelles ils ont été placés en garde à vue n’ont pas été caractérisées à la fin.
C’est quand même grave dans un État démocratique où il y a une liberté d’expression qui est une pierre angulaire de la démocratie. C’est systématique dans le cadre de l’organisation des Jeux et c’est très problématique en termes de liberté d’expression et de la garantie du respect de l’État de droit et de nos libertés fondamentales. Et évidemment, on constate qu’à chaque fois qu’il y a des justices d’exception qui sont mises en place, elles restent après l’événement.
Le revers de la médaille a toujours affirmé qu’il n’était pas “anti-JO”, mais aujourd’hui, dans ce rapport final avec le recul, vous écrivez « sans accepter de se transformer, les jeux sont condamnés à devenir le fardeau d’un vieux monde borné, sourd au cri de la société civile ». L’expérience de l’événement vous a-t-elle fait changer d’avis ?
Paul Alauzy : Non, mais c’est vraiment notre positionnement de dire que les JO, dans leur forme actuelle, sont un événement qui répond à la logique du gigantisme capitaliste pour sans cesse faire des profits. Ils se feront toujours avec du nettoyage social et des dégâts sociaux et écologiques.
Si les organisateurs collent aux valeurs qu’ils revendiquent (la bonne pratique du sport, un événement populaire de rencontre et d’amitié entre les peuples) il faut que les choses se transforment. Aujourd’hui, ils ne répondent pas du tout à leurs engagements. Si les jeux restent dans la forme actuelle, en effet, c’est un événement mortifère.
Par contre, il faut qu’ils se transforment et on pointe un début de solution qui est soulevé par plein de gens avant nous sur les enjeux écologiques. Si à chaque édition, les jeux se faisaient au même endroit, un lieu qui aurait été fabriqué une seule fois et qui serait ensuite entretenu, on répondrait à énormément de problématiques écologiques, de gentrification, de nettoyage social.
Propos recueillis par Névil Gagnepain