Un badaud lève la main pour le saluer, tandis qu’un autre lui demande de garder ses provisions. Il acquiesce, avec un grand sourire, puis se remet très méticuleusement à tailler la moustache de Tarek, qui, visiblement, a décidé de se lancer dans une imitation de Roland Magdane. Dix euros la coupe et le shampoing aux œufs : que demande le peuple ? Et, en prime, des ragots, des potins ; bref, du divertissement. Je suis d’un naturel impatient mais, chez Mehdi, je fais une exception. Bizarrement, ici, j’ai tout mon temps.
Je suis plongé dans un article de Paris Match, qui date de Mathusalem. L’arrestation de Bernard Madoff, le Sylvain Mirouf de la finance. Mehdi ne tient pas une médiathèque et n’a donc aucun impératif à fournir une lecture mise à jour. Les règles sont claires. Alors qu’il applique sa glue – un gel qui ressemble à la cryptonite de la série Superman – sur les cheveux de Tarek, ce dernier lance la première escarmouche : « C’est qui la nouvelle boulangère ? » Sous-entendez, je suis sur le coup mais il me faut quelques tuyaux pour mener à bien ma mission. « Je crois que c’est la sœur de Féfé, celui qui tient la pizza au centre-ville. Mais t’as pas une copine toi ? », lui rétorque Mehdi, l’as de la tonte. « Oué, mais c’est pas pour moi. » La bonne blague.
Le petit gars qui me précède « textote ». De prime abord, il a 15 ou 16 ans. Il surfe sur Facebook avec un téléphone dernier cri. Le temple des lol, des mdr et des xpdr, et surtout des albums photos maquillés. Il tend l’oreille, pensant – à tort – que Tarek pourrait dans ses raisonnements de fou furieux lui donner quelques petites astuces.
Deuxième escarmouche de mon ami le moustachu. Et, illustration qu’il ne sera jamais un mentor pour qui que ce soit. « Quand tu as le choix entre une 205 et une Ferrari, tu peux hésiter finalement. L’essence, l’entretien et même la carte grise… Bah les filles c’est pareil. » Le rapport ? Aucun. Mehdi est mort de rire, le jeune garçon près de moi dépité. S’il voulait une leçon, Tarek n’a rien du bon professeur. « La boulangère, tu m’as dit qu’elle s’appelait comment ? Jessica c’est ça ? »
Chassé-croisé sur le fauteuil. Le jeune homme veut le même iroquois que Cristiano Ronaldo. Le regard de Mehdi en dit long. Sa palette est mince. Hormis pour les classiques, comme le dégradé, sa tondeuse flanche. Et attention les dégâts. « Explique-moi car je n’ai plus Canal +. » Le malin, il gagne du temps. Vingt minutes plus tard, il ressemble plus à Djibril Cissé qu’à CR7, footballeur de génie et bourreau des cœurs à ses heures perdues. Et, dans le regard du coiffeur-assassin, un « fallait pas me chercher » mêlé à un « off, t’inquiète, ça repoussera ». C’est raté pour la photo Facebook.
Tarek revient. Il a oublié ses clés, et son bonnet sur une chaise. « Truc de fou, en ce moment je perds la boule. Hé, au fait, vous avez vu le reportage sur l’islam. Truc de fou. » Comme la Suisse, Mehdi a prêté le serment tacite de neutralité. Sur les questions épineuses, il botte en touche. Il n’est pas question de faire de la politique, ni de perdre des clients à cause d’une réflexion hasardeuse. La coiffure, c’est un business pardi ! « Non, je n’ai rien vu. Hier je dormais, moi. »
Durant les présidentielles de 2007, le filou avait fait le même coup. A un homme qui lui demandait s’il avait voté, il répondit par la négative. « J’ai perdu ma carte d’électeur. De toute façon, la politique et moi… » Or, je l’avais croisé à la mairie quelques heures plus tôt, la petite enveloppe à la main. En réalité, il fit même d’une pierre deux coups : en véritable acrobate, il esquiva la question pour en annihiler une autre ; celle, maladroite mais (malheureusement) trop fréquente : « Tu as voté qui au fait ? »
C’est mon tour. « Comme d’hab Ramsès ? – Oui, comme d’hab. » Tandis qu’il aiguise son rasoir, il lance la dernière escarmouche : « Tu la connais, toi, la boulangère ? C’est vrai qu’elle est pas mal ! » Quand je vous disais que c’était un filou.
Ramsès Kefi