C’est un macabre décompte qui s’invite régulièrement dans l’actualité, celui des morts de migrants qui cherchent à rejoindre l’Europe. Le pire naufrage de l’année 2024 a eu lieu le 3 septembre dans la Manche. Douze personnes ont perdu la vie et plusieurs autres ont été blessées. Quelques jours plus tard, ce drame se reproduisait avec huit morts à déplorer. Cette année marque ainsi un sinistre record, 46 personnes sont mortes en cherchant à rejoindre le Royaume-Uni.
Malgré ces drames qui se multiplient dans la Manche et ailleurs, les discours et les politiques migratoires ne cessent de se durcir. En France, le nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, s’est exprimé en faveur d’un référendum sur l’immigration, quitte à « réviser la Constitution ».
Camille Schmoll est géographe et chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales. Spécialiste des migrations et de l’espace méditerranéen, ses travaux mettent en lumière les dissonances entre la réalité migratoire et les fantasmes identitaires et sécuritaires véhiculés dans le monde politique et médiatique. Interview.
Dans vos écrits et vos passages dans les médias, vous parlez du rôle que jouent les médias dans la création d’un narratif sécuritaire et identitaire des migrations, quelles seraient selon vous les principales fausses idées à déconstruire ?
L’idée qu’on peut réduire ou arrêter l’immigration en rendant les migrations de plus en plus difficiles. Les migrations deviennent alors de plus en plus dangereuses et illégales, mais elles ne cessent pas. On ne peut pas arrêter les migrations, et certainement pas de cette façon. Les chercheurs ont démontré que le principal motif de migration reste le facteur de départ et non pas l’attractivité des pays d’accueil.
Un accueil digne ne crée pas « d’appels d’air ». Pourtant, cette idée a des impacts concrets : un non-accueil, un mauvais accueil ou même l’empêchement du travail des ONG qui sauvent des vies en Méditerranée. Il y a aussi l’idée d’un lien entre criminalité et migration, insécurité et migration. Une note récente des économistes de la criminalité du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) révèle à ce sujet que cette relation-là n’existe pas.
Quand on laisse établir un lien entre les agressions faites aux femmes et l’immigration, c’est encore une fois incorrect
En réalité, si les immigrés sont plus délinquants que les autres, il s’agira d’autres facteurs : comme leur jeunesse, leur genre ou leur précarité économique. Lors des élections, cette question de la sécurité a été largement abordée par les politiques dans les médias sans qu’un véritable travail critique soit fait derrière.
Il faut reconnaître qu’il y a de plus en plus de fact-checking. Mais quand on laisse établir un lien entre les agressions faites aux femmes et l’immigration, derrière une apparente sensibilité aux questions de violences faites aux femmes, c’est encore une fois incorrect. Ces arguments purement politiques ne sont pas toujours déconstruits par les journalistes qui accueillent cette parole.
Aux côtés des médias, les partis et personnalités politiques de droite et d’extrême droite ont aussi réussi à imposer l’immigration comme un sujet qu’ils présentent comme “incontrôlable”, “menaçant” pour la France. Comment expliquez-vous l’intérêt politique qu’ils y trouvent ?
On peut faire le raisonnement inverse : il n’y a aucun intérêt à bien parler des questions de migration, à avoir un point de vue ouvert et bienveillant. En termes électoraux, les migrations ne représentent rien, les immigrés ne pèsent pas, puisqu’ils ne votent pas. C’est pour ça que la question de la citoyenneté et des droits civils est importante, les personnes concernées, même si elles sont en France depuis longtemps, ne peuvent pas voter aux élections locales si elles ne sont pas naturalisées.
Une citoyenneté plus inclusive, permettrait que les migrants puissent participer au débat
Une citoyenneté plus inclusive, permettrait que les migrants puissent participer au débat, aient un rôle dans la vie politique. Peut-être ainsi arrivera-t-on à renverser cet usage, cette instrumentalisation de la question migratoire et à la traiter de manière humaine et honnête.
Comment se fait-il que cette façon de communiquer ou de faire campagne sur l’immigration et la sécurité perdure et devienne hégémonique ?
On joue sur des mécanismes mobilisateurs très forts et un peu primaires : le racisme, la peur de l’autre, la peur de l’insécurité. Effectivement, nos sociétés vivent des changements très importants, mais dans ce contexte, une des meilleures manières d’exercer une emprise sur les gens, c’est de leur faire peur.
Les personnes qui entretiennent ces visions des migrations et de l’immigration ne sont pas dupes
Les personnes qui entretiennent ces visions des migrations et de l’immigration ne sont pas dupes, elles connaissent les données des recherches. Ce n’est pas qu’elles sont ignorantes, elles instrumentalisent la question.
Dans vos écrits, vous parlez notamment de la solidarité et de l’accueil des migrants dans les campagnes et les zones rurales. En quoi ces situations sont-elles intéressantes pour contrer les discours alarmistes sur les incapacités d’accueil en France ?
Ces dernières années, beaucoup de recherches ont été menées sur la question de l’intégration dans ce qu’on appelle des “petits milieux”, ou encore la “France des faibles densités”. Ces termes désignent des espaces dans lesquels il y a une interconnaissance plus importante entre les gens (souvent des villages, ou du périurbain). C’est un domaine d’études en plein essor.
On constate que dans l’inconnu, la peur et la crainte, on adhère plus facilement aux fantasmes des discours anti-immigration
Les constats révèlent que non seulement l’accueil et l’intégration se passent plutôt bien, mais que cette proximité baisse le niveau d’hostilité local vis-à-vis de l’immigration. Il y a un rapport inverse entre le fait d’avoir une vision négative des migrations et le fait de vivre près de personnes immigrées. Les personnes qui ont les opinions politiques les plus hostiles à la question migratoire sont celles qui vivent dans des espaces dans lesquels il y a moins, voire pas d’immigration. Là encore, on constate que dans l’inconnu, la peur et la crainte, on adhère plus facilement aux fantasmes des discours anti-immigration.
Dans l’actualité récente, il y a eu un nouveau drame dans la Manche dimanche 15 septembre et quelques jours plus tard la nomination d’un Premier ministre aux positions extrêmement dures sur l’immigration. Comment analysez-vous ce climat ?
Le discours sur l’immigration est tellement déconnecté de la réalité migratoire… Dans les vingt dernières années, il y a une augmentation modérée des migrations vers l’Europe et cela n’a pas touché en premier lieu la France. Si on compare la situation française à la situation allemande, la France est restée relativement aux marges des grandes arrivées migratoires des dix dernières années, même avec les migrations d’exil depuis l’Ukraine.
Nos politiques alimentent ce sentiment de la « forteresse assiégée »
Pourtant, nos politiques alimentent ce sentiment de la « forteresse assiégée ». Michel Barnier a parlé de « passoire » (sur TF1, le vendredi 6 septembre) et Bruno Retailleau de « submersion », il y a un an (à propos de la situation à Lampedusa, en 2023). Ça ne m’étonnerait pas qu’une des premières décisions de la part du gouvernement concerne la politique migratoire.
Encore une fois, ce serait assez payant : faire plaisir à une certaine sensibilité dans la société réceptive aux angoisses et aux fantasmes sur l’immigration, au détriment d’une population qui ne pèse pas électoralement. Mais évidemment, ça n’aura pas d’effet sur la sécurité intérieure ou sur le taux de migration, si ce n’est de précariser et de criminaliser encore plus les migrants en rendant leur parcours et leurs quotidiens dangereux et illégaux.
Concrètement, en tant que géographe, comment approchez-vous sur le terrain les impacts des législations anti-immigration ?
Mon approche territoriale se fait surtout aux frontières. Je vois concrètement les effets des politiques de dissuasion, voire de répression. C’est ce qui se passe actuellement dans la Manche. Il y a un véritable harcèlement vis-à-vis des personnes qui essaient de traverser la Manche, ce qui les pousse à emprunter des routes et des moyens de plus en plus périlleux et de plus en plus dangereux. Le nombre de décès lors des traversées augmentent. Les moyens de transports sont aussi de plus en plus précaires et endommagés. Il y a évidemment la responsabilité des passeurs, mais aussi celle des politiques.
Dans ce contexte, comment faire pour que les chercheurs, les sciences soient remises au centre de la question migratoire, pour que les faits soient entendus et présentés de manière honnête ?
Nous, chercheurs, on fait déjà un énorme travail de communication, de vulgarisation autour de nos travaux, de nos résultats. Le problème, c’est la volonté politique derrière. C’est vraiment un combat de David contre Goliath. On a besoin que les médias nous soutiennent pour transformer le récit dominant, qui demeure quand même aux mains des politiques.
Dans des contextes de débats très intenses comme c’est le cas depuis des mois en France, on peine à prendre notre place, à se faire entendre. C’est une question de rapport de force, mais être dans ce type de dynamique, ce n’est pas notre métier en tant que chercheurs. On n’est pas là pour faire du plaidoyer, on est là pour faire des recherches et imposer, si on le peut, des faits.
Nous avons donc besoin de relais, car les résultats sont connus, ce n’est pas une question de fond. C’est pareil, dans une moindre mesure, pour la question environnementale. Si plus personne ne nie la réalité du réchauffement climatique, ça n’empêche pas les discours critiques sur l’écologie, qui serait « punitive ».
Propos recueillis par Louise Sanchez-Copeaux