Près de la bouche du métro Place des fêtes (Paris, 19ᵉ), Aïssa* a le regard dans le vague. Comme sa mère, la jeune femme vend des beignets accompagnés d’une sauce piquante ou non, selon les goûts, après ses heures de ménage. « Ça n’a pas trop changé ici, enfin si… », observe celle qui a grandi dans le quartier. La pyramide de la place a été démolie et certains commerces sont apparus comme ce Naturalia ou l’épicerie anti-gaspi ouverte à la place d’une yeshiva (centre d’études confessionnelles juif) un peu plus loin. Des indicateurs de l’embourgeoisement de ce quartier qui comptent encore suffisamment de logements sociaux pour rester populaire.
« À Place des fêtes, il y a une histoire et on en fait partie. On fait plaisir aux gens, aux enfants. Quand, on était petits, il y avait déjà des mamans qui vendaient ici », rappelle Aïssa. En effet, depuis plus de 20 ans, des femmes vendent du bissap (boisson à base d’hibiscus), des sangoumé (sorbet aux fruits) ou encore des beignets les jours de beaux temps. Un travail de subsistance non déclaré qui a été toléré jusque-là, selon elles. Mais depuis l’été 2023, ces femmes sont dans le viseur de la police nationale et municipale**.
Reconnaissance faciale et Brav-M…
À la mi-août, Aïssa a par exemple été verbalisée par des policiers en civil qui ont d’abord pris soin de jeter « sa marchandise à la poubelle », une action systématique lors des interpellations, témoigne-t-elle. « Ils m’ont demandé mon nom et comme je n’ai pas voulu leur le donner, ils m’ont prise en photo et là, les informations sont sorties », raconte la jeune femme qui a écopé d’une amende de 300 euros. Contactée par le Bondy blog, Noémie Levain de la Quadrature du Net confirme que la reconnaissance faciale peut être pratiquée lors de contrôle. « La reconnaissance faciale est de plus en plus utilisée et l’État ne fait rien pour l’encadrer et la contrôler », s’insurge Noémie Levain.
En 2022, la Quadrature a déposé une plainte devant la Cnil à ce sujet. « Depuis 2012, la police utilise des logiciels de reconnaissance faciale pour comparer les photos de visages contenues dans le traitement des antécédents judiciaires (TAJ) aux images qu’elle capte par vidéosurveillance, sur Internet ou lors de contrôles d’identité. En 2021, elle réalisait 1 600 opérations de reconnaissance faciale par jour, en s’appuyant sur une base légale très légère et à la validité contestable », dénonce la Quadrature.
… Des méthodes qui interrogent
Des méthodes qui interrogent les habitants mobilisés autour des vendeuses. « C’est complètement disproportionné », hallucine Lucien, un habitant du quartier. Ce dernier raconte d’ailleurs une opération policière qui l’a fortement marqué. Au début du mois de septembre, des policiers en voiture et en véhicule motorisé sont intervenus pour les interpeller, assure-t-il. Lucien table sur le fait que ces agents, pour certains en civils, faisaient partie de la Brav-M et de la Bac (brigade anti-criminalité).
Sur les affiches placardées dans le quartier pour informer de leur manifestation du 12 octobre, les vendeuses retracent cette journée du 2 septembre noir sur blanc. « Quand ils sont arrivés avec la voiture sur la place, deux [policiers] sont descendus, ils ont commencé à courir après nous. Un est resté dans la voiture et a fait le tour pour aller nous barrer la route (…) Ils ont tout pris, les caddies, les glaces, tout, tout, tout. »
« On fait seulement ça pour se dépanner un peu »
Assise sur un muret, Aminata voit arriver un vieux monsieur qui lui présente de la petite monnaie. Elle lui offre un pastel. Cette dernière était là le 2 septembre au moment de l’opération policière. « Quand on les voit, il faut courir… La dernière fois, ils ont jeté mes clefs avec le reste », soupire cette femme qui vend des pastels sur la place depuis 2017. À ses côtés, Maïmouna, qui était aussi présente ce jour-là, raconte. « Ils nous ont poursuivis jusqu’à là-bas avec nos caddies et ils ont pris mon caddy », indique-t-elle en montrant l’autre bout de la place du doigt. « Ils prennent pour jeter de la nourriture, c’est du gâchis, s’exaspère-t-elle. On ne boit, on ne vole pas, on ne fume pas… On fait seulement ça pour se dépanner un peu. »
Ces dernières dénoncent également des violences. L’été dernier, Mariame a été poursuivie jusque dans le square de Place des fêtes. Elle affirme qu’un policier lui a fait un croche-pied, provoquant une chute qui lui a laissé une douleur au genou durant plusieurs jours.
Dans le quartier, des habitant.es solidaires
Autour d’elles, Julia, une habitante du quartier, discute et prend des nouvelles. L’une des vendeuses a des problèmes au genou qui ont nécessité une opération. Un genou abîmé par des années de travail dans le secteur du ménage. Avec d’autres habitant.es, Julia s’est organisée pour soutenir ces vendeuses. C’est déjà ensemble qu’elles avaient organisé un premier rassemblement le 12 mai dernier contre ce « harcèlement policier ». Parmi ces habitant.es, des questions émergent sur ces contrôles à répétition et des hypothèses sont échafaudées. « Peut-être que la police municipale n’a pas autre chose à faire », esquisse Lucien, quand un autre évoque les Jeux Olympiques et Paralympiques. Avant l’événement sportif, consigne a en effet été donné de lutter contre la vente à la sauvette.
Ça va, elles ne sont pas en train de vendre du shit, elles rendent service à tout le monde…
Alors qu’un nouveau rassemblement est prévu ce samedi 12 octobre pour demander à ce que ces vendeuses « ne soient plus harcelées par la police », Julia commence à sensibiliser les autres habitants. Accompagnée de camarades, elle colle des affiches pour annoncer le rassemblement. « Vous avez entendu parler de ce qu’il se passe ? », lance-t-elle à une riveraine qui s’arrête, intriguée par ces colleurs d’affiche. Tout de suite, la solidarité, voire la colère de cette passante se fait entendre. « Ça va, elles ne sont pas en train de vendre du shit, elles rendent service à tout le monde… », peste-t-elle, en assurant qu’elle essaiera de passer au rassemblement.
Plus loin, des femmes et leurs enfants expriment, elles aussi, leur incompréhension et louent le rôle de ces vendeuses. « Ce sont des médiatrices sociales en quelque sorte », assure l’une d’entre elles qui insiste sur le fait qu’elles veillent sur les enfants qui jouent sur la place. Ces femmes expriment néanmoins leurs craintes de s’interposer en cas d’intervention policière. « Avec nos têtes, ils vont nous caillasser tout de suite, ils vont nous ficher S », lâche-t-elle. « Imaginez si les policiers se retrouvent face à leur fils… » Une scène qui s’est déjà produite et qui n’a heureusement pas dégénéré.
La mairie du 19ᵉ évoque la lutte « contre le commerce illégal »
Avant le rassemblement, les habitant.es mobilisé.es constatent que leurs affiches sont retirées avec zèle. Mais les habitant.es et les vendeuses comptent sur la bienveillance qu’elles inspirent pour rassembler du monde. « Nous sommes le quartier », écrivent d’ailleurs les vendeuses pour rappeler qu’elles font partie de « l’âme de la Place fêtes ».
Contactée par le Bondy blog, la mairie du 19ᵉ arrondissement « dément un quelconque harcèlement » et affirme que « les forces de police qui y interviennent le font simplement pour faire respecter le droit ». La mairie met en avant une mission « de prévention classique contre le commerce illégal et potentiellement dangereux sur le plan sanitaire ». Elle conclut en expliquant avoir « découvert qu’une manifestation était annoncée demain suite à des doléances envoyées par les habitant.es sur un affichage sauvage qui a été fait dans le quartier ».
Héléna Berkaoui
*Tous les prénoms ont été modifiés
**Contactées par le Bondy blog, la préfecture de police de Paris a donné suite à nos sollicitations par mail le mardi 15 octobre.
Leur réponse : « La vente à la sauvette de nourriture est interdite. Les services de la préfecture de police sont naturellement fortement mobilisés pour lutter contre cette infraction comme contre l’occupation indue dans l’espace public en découlant, cette pratique contrevenant aux règles de salubrité et d’hygiène publiques et représentant une concurrence déloyale à l’endroit des commerçants régulièrement implantés. Toutes les interventions se font dans le respect des règles de droit et de déontologie. »