Bondy Blog : Ecofascismes, c’est le titre de votre livre. C’est un terme que l’on entend de plus en plus, mais qui est parfois utilisé un peu rapidement. C’était important pour vous de (re)définir ce terme ?
Antoine Dubiau : Ça fait longtemps que je m’intéresse à l’écofascisme, l’écologie d’extrême droite. J’en parlais sur les réseaux sociaux, sur mon blog. Ensuite, un éditeur m’a proposé d’en faire un livre. C’était très important de rappeler qu’il y a cette écologie d’extrême droite-là, et de proposer une définition du terme qui soit centrée sur ce segment de l’extrême droite, sans englober toutes les formes de droites écologistes. Il y a plein d’autres formes d’écologies politiques et c’était vraiment l’objectif de clarification.
L’idée du livre c’est vraiment de donner une définition restrictive du terme, parce qu’il y a des usages qui partent un peu dans tous les sens. J’essaie de revenir sur les différents usages, et notamment il y a pour moi un usage complètement illégitime : l’usage des anti-écologistes. Principalement des éditorialistes, qu’ils soient libéraux ou même conservateurs, qui disent que tous les écologistes sont écofascistes. C’est complètement absurde et c’est très facile de démontrer que c’est faux, mais ça à la limite on peut le laisser de côté.
Il y a surtout un problème dans les milieux militants où l’on considère que toutes les formes réactionnaires et/ou autoritaires d’écologie sont écofascistes. En disant ça, on loupe peut-être une partie de l’extrême droite qui parle de l’écologie de manière très sincère et très développée et qui maîtrise aussi très bien le corpus écologiste ancré à gauche.
On a tendance à penser que l’écologie, dès qu’elle est politisée, appartiendrait à la gauche, mais on voit que ce n’est pas le cas…
En France, l’écologie est issue de mai 68, avec des mobilisations très ancrées à l’extrême gauche. Il me semble que c’est assez spécifique à la France, parce qu’il y a des pays où l’écologie ne s’est pas forcément politisée à gauche. C’est différent aux États-Unis par exemple, où il y a des mouvements d’écologie d’extrême droite depuis longtemps. On sait que des mouvements comme l’écologie profonde sont souvent associés à l’extrême droite aux États-Unis, mais peu de personnes veulent reconnaître qu’il y a peut-être une écologie analogue en France.
La crise écologique est de plus en plus forte, et inévitablement les partis d’extrême droite vont aussi s’en saisir.
Pourtant, l’écologie fasciste française a fait la promotion de l’écologie profonde assez tôt, dès la fin des années 1990. Ça montre bien qu’il y a une connexion, pas directe puisqu’on n’est pas sur le même contexte politique, géographique, mais il y a une convergence de concepts assez forte entre l’écologie profonde et l’écologie fasciste. Ça ne veut pas dire que l’écologie profonde américaine est forcément fasciste, mais elle a été importée en France, via les écofascistes français.
Comment est-ce que l’on pourrait décrire cette idéologie écologiste d’extrême droite ?
9l y a beaucoup de choses qui sont très proches de l’extrême droite classique. Par contre, il y a une chose qui est différente, c’est les intérêts économiques de la bourgeoisie, parce que l’écofascisme est radicalement décroissant. J’ai essayé de le détricoter mais c’est un peu compliqué parce que c’est hypothétique pour l’instant, on ne peut pas prédire comment ça va se passer, mais c’est peut-être le truc qui va faire que l’écofascisme ne sera jamais vraiment adopté par l’extrême droite.
Pour eux, il faut rester entre blancs pour garantir ‘notre espèce’.
Je pense qu’il ne peut pas y avoir une radicalisation climatosceptique [déni du réchauffement climatique, de ses causes anthropiques et de ses conséquences, NDLR] à l’infini. A un moment, ils vont forcément réagir. Et mon inquiétude c’est que d’un point-de-vue idéologique ça paraît assez facile. Ils n’auraient qu’à réorienter quelques éléments, en gardant le même discours de fond : raciste, homophobe, essentialiste, maintenant agencé dans une perspective écologiste.
Je pense que le contexte de la pandémie joue beaucoup. À mon avis, s’il n’y avait pas eu la pandémie, ça aurait été un thème qui aurait été plus fort, car la crise écologique est de plus en plus forte, et inévitablement les partis d’extrême droite vont aussi s’en saisir.
Sur les 2heures30 du débat de l’entre deux tours de l’élection présidentielle, opposant Emmanuel Macron à Marine Le pen, seulement 17 minutes sur l’écologie.
L’extrême droite institutionnelle européenne a plutôt des tendances climatosceptiques. Est-ce que vous pensez que c’est irréconciliable avec les tendances écofascistes ou qu’ils pourraient s’en accommoder ?
L’extrême droite électorale est certes climatosceptique mais il y a une attention portée aux paysages, à la biodiversité, puisque la biodiversité au sens des écofascistes, c’est la biodiversité au sens des espèces non-humaines, c’est aussi, dans leurs têtes, la « biodiversité humaine ». Ça veut dire que pour eux, il faut rester entre blancs pour garantir « notre espèce »- même s’ils n’utilisent plus le mot « race ». C’est un peu spéculatif, mais je ne vois pas de grande contradiction entre ces deux courants politiques [les climatosceptiques et les écofascistes] : leur conception de l’écologie n’est pas très climatique.
Ils ont des idées complètement eugénistes, ça ne les dérange pas qu’on laisse mourir les plus faibles.
La crise sanitaire a un peu révélé, et pas uniquement à l’extrême droite, des tendances qui ne sont pas seulement le fait d’écofascistes, mais qui témoignent d’une infusion de ces idées-là. Le « vitalisme », le fait qu’il y a tout un tas de gens qui pensent que les mesures sanitaires seraient en quelques sortes « contre la vie humaine ». Ils ont des idées complètement eugénistes, ça ne les dérange pas qu’on laisse mourir les plus faibles. Et ça, ça participe à une fascisation de l’écologie.
Ça s’est révélé avec le Covid, mais c’est quelque chose de plus profond dans la pensée écologiste, avec, parmi les écologistes, ce mot d’ordre de « défendre le vivant ». Mais « le vivant », c’est très large, on peut avoir des conceptions très vastes de ça. La Manif Pour Tous par exemple, ils disent très clairement qu’ils « défendent la vie ». On voit qu’il y a des convergences entre les « défenseurs du vivant » et les « défenseurs de la vie ».
Vous développez dans votre livre l’idée qu’il y a un double mouvement : d’un côté il y a « une écologisation du fascisme » et de l’autre il y a « une fascisation de l’écologie ». Qu’est ce que cela signifie ?
L’écologisation du fascisme, c’est comment les fascistes s’approprient l’écologie. Quand je dis « les fascistes », ce sont des fascistes authentiques, des personnes dont les organisations ont été fondées par des anciens SS. Ce sont factuellement des fascistes, qui s’approprient les questions d’écologie, de décroissance, de lutte contre la société de consommation. Ça c’est le processus d’écologisation du fascisme, c’est assez transparent.
La fascisation de l’écologie, c’est un peu plus compliqué, puisque ça concerne des gens que l’on pourrait considérer comme des alliés politiques, et qui, selon moi, par leurs discours, par les pratiques qu’ils véhiculent, font le lit d’une conception fasciste de l’écologie. Ça ne veut pas dire qu’eux-mêmes sont des écofascistes. Dans le livre je prend l’exemple de l’effondrisme et la collapsologie. On sait que ça nourrit en partie, un imaginaire de guerre civile, de survivalisme d’extrême droite. C’est un exemple parmi d’autres.
Ils n’auraient qu’à réorienter quelques éléments, en gardant le même discours de fond : raciste, homophobe, essentialiste, maintenant agencé dans une perspective écologiste.
La décroissance est aussi un exemple, avec des journaux décroissants, dont le journal La décroissance, qui a quand même une orientation assez réactionnaire. Ce sont des espaces comme ça qui ont longuement dérivé vers une forme plus réactionnaire d’écologie. Les formes de fascisation de l’écologie sont très nombreuses, dont je donne quelques exemples dans le livre. L’idée c’était d’aller vers celles qui sont les plus saillantes à mon avis, avec une partie aussi sur la démocratie, puisqu’il y a une partie de la population qui revendique un « état d’urgence écologique » et on ne sait pas exactement ce que ça veut dire.
Qu’est-ce que ça veut dire « état d’urgence écologique » quand on voit ce que donne l’état d’urgence en termes de baffouement de l’état de droit ? Ce n’est pas parce que je suis écologiste que je pense que c’est automatiquement une bonne idée.
A propos de « l’écologisation du fascisme », est-ce qu’on n’a pas parfois tendance à réduire l’écofascisme à une espèce de greenwashing de l’extrême droite, sans voir qu’en fait il y a une écologie d’extrême droite ?
Concernant le greenwashing, c’est un peu compliqué à traiter. Je me suis beaucoup concentré sur des idéologues, qui ne sont pas forcément investis dans la politique électorale ou dans des groupuscules fascistes, et leur rapport avec la politique électorale est un peu compliqué. Les écofascistes sur lesquels j’ai travaillé ce sont donc plutôt des philosophes, et ils manipulent très, très bien le discours de l’écologie d’extrême gauche.
Du côté du Rassemblement Nationale (RN) par exemple, on a effectivement du greenwashing. Mais l’enjeu c’est de savoir où ils en sont maintenant : est-ce que c’est toujours du greenwashing, ou est-ce qu’ils sont en train de s’approprier sérieusement la question ?
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— Hervé Juvin (@HerveJuvin) April 17, 2022
Les propos d’Hervé Juvin, député européen du Rassemblent National, sur son compte Twitter, représentatifs de l’écofascisme.
À mon avis, les idéologues sont vraiment écologistes. Je prends l’exemple de l’idéologue écofasciste, Hervé Juvin, député européen sur la liste du RN, il est à mon avis authentiquement écologiste. Ça peut passer par des personnalités comme ça, mais pour l’instant l’extrême droite électorale est encore très loin des théories écofascistes et c’est peut-être là qu’on a une chance et un rôle à jouer.
La Nouvelle Droite [Courant de pensée d’extrême droite dont sont majoritairement issus les penseurs écofascistes] revendique de bousculer la division entre droite et gauche, notamment parce qu’ils prônent la décroissance. C’est d’autant plus dangereux qu’ils peuvent alors dire « Regardez, on n’est pas tant de droite que ça », alors qu’ils sont d’authentiques fascistes.
Alors, comment on lutte contre l’écofascisme ?
C’est un peu compliqué, puisque pour l’instant ce n’est pas un mouvement en France. Ça reste des idées et on dit que l’antifascisme n’est pas une lutte contre des idées mais contre un mouvement auquel il faut opposer une résistance concrète. La conclusion c’est qu’il me semble, en tous cas je l’espère, qu’on a un coup d’avance sur l’écologisation de l’extrême droite électorale et qu’on peut peut-être compter là-dessus. C’est quelque chose à construire collectivement.
Eva Fontenelle