Pas de diplôme, ni d’expérience ? Aucune perspective professionnelle ? Vous êtes la parfaite recrue pour un métier d’avenir : raccordeur de fibre optique. « C’est vrai, c’est comme ça qu’on le vend aujourd’hui ! », plaisante Samy*. Ce matin-là, le jeune homme de 25 ans prépare son véhicule. Comme pour chaque mission, il opère en binôme avec un autre technicien. Le défi du jour est un D3 FTTH – un raccordement de l’armoire à fibre à l’extérieur jusqu’au domicile d’un client de Béziers (Hérault). Une opération qu’il peut répéter jusqu’à plus de trois fois par jour.
« À la base, je faisais complètement autre chose : beaucoup de social, de la restauration, un peu de maçonnerie, du sport… Et puis un ami m’a parlé de la fibre optique. Il m’a accueilli chez le prestataire d’Orange, LRT Sécurité, pour un mois d’essai. Je n’avais jamais touché à un câble. Je suis depuis six mois en CDD, qui débouchera sans doute sur un CDI », espère le jeune raccordeur, en route vers un nouveau chantier.
6000 créations d’emplois en 2019, mais à quel prix ?
En 2013, le « Plan France Très Haut Débit » a été lancé sous la présidence Hollande, avec pour objectif 100% du territoire connecté à l’horizon 2025. L’échéance approchant, le nombre de raccordeurs et d’installateurs de fibre optique a explosé. Selon les chiffres fournis par Infranum (la Fédération fondatrice du comité stratégique de filière des infrastructures numériques), on comptait déjà plus de 6000 créations d’emplois dans le domaine de la fibre optique en 2019. Pour 2021 et 2022, Infranum prévoit jusqu’à 7000 nouveaux emplois par an, pour satisfaire la demande d’installation de fibre optique, qui devrait rester élevée jusqu’en 2024.
Je croise plus souvent des gens comme moi, qui n’ont pas payé de formation et qui ont appris sur le terrain.
Ces perspectives d’emploi, bien que pénibles et précaires, attirent de plus en plus de jeunes en quête de travail, souvent sans formation. Dans la ville de Montpellier, le pourcentage de raccordeurs gratifiés d’un diplôme semble même minoritaire, d’après les différents témoignages recueillis. « Je croise plus souvent des gens comme moi, qui n’ont pas payé de formation et qui ont appris sur le terrain », précise Samy, avant de se garer dans l’allée de son client du matin. Pour lui, le péage est réglé par la carte de l’entreprise, ainsi que l’essence et le matériel, mais le jeune homme a bien conscience d’être privilégié dans le secteur de la fibre optique.
Sous-traitance des géants et précarité au bout du câble
Certaines entreprises prestataires des fournisseurs d’accès font plutôt le choix d’une main d’œuvre d’auto-entrepreneurs, pour des raisons d’économie – moins de charges patronales répercutées sur la facture.
Montpellier est considérée en ZTD (Zone Très Dense) en termes de connectivité par l’ARCEP (l’Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes). Les opérateurs sont donc chargés d’apporter la fibre à la métropole sans aide de réseaux publics. Une situation qui permet à Free, Orange, ou SFR de sous-traiter à l’envie l’installation de la fibre chez les particuliers.
Si un auto-entrepreneur tombe malade, il passe de 5.000€ à rien du tout.
Une dérégulation qui a souvent pour conséquence un méli-mélo de câbles dans les armoires à fibre, à l’origine de nombreux problèmes de connexions en pleine boom du télétravail. Une situation difficile à démêler pour les clients, souvent face à des raccordeurs mal formés au raccordement. « Certains opérateurs n’ont sans doute pas assez surveillé leurs sous-traitants et ont laissé des pratiques de cochons se mettre en place », avait lâché cyniquement l’ancien président de l’ARCEP, Sebastien Soriano, en juin 2020 au magazine Capital.
Le but de certaines boîtes, c’est ne pas embaucher – ou alors pour pas cher.
Mais l’autre conséquence de taille, dans ce far-west de l’installation de la fibre optique, réside dans la précarité des techniciens de fibre optique précipités vers l’auto-entreprise. « Si un auto-entrepreneur tombe malade, il passe de 5.000€ à rien du tout », lâche Osman, technicien fibre optique à son compte. Depuis maintenant cinq ans, Osman Gazi raccorde la fibre loin de son Alsace natale. Contrairement aux binômes salariés, l’auto-entrepreneur a dû débourser de l’argent pour s’équiper : de sa Renault Kangoo à ses cutters, en passant par les nombreux péages… à ses frais, Osman sillonne la France à la recherche de chantiers lucratifs. « Si je fais ce métier, c’est que j’y trouve mon compte, explique le technicien de 33 ans. Et le Sud me plait bien. Quitte à faire un métier pénible, autant le faire près de la mer ! »
Derrière la promesse du gain : la pénibilité
Cette pénibilité de l’emploi, Osman la porte sur son dos : ses vertèbres le font souffrir, l’effort physique du raccordage de fibre s’ajoute aux séquelles liées à son ancien emploi de façadier (dès 16 ans). « J’ai quitté l’école, et puis j’ai fait beaucoup d’emplois manuels… la fibre, c’est de loin ce qui paie le mieux. J’ai essayé d’assister des techniciens, on m’a employé au noir pour me former. Maintenant je suis à mon compte. »
A l’évocation d’un éventuel congé maladie, l’auto-entrepreneur ironise : « Pour perdre la quasi-totalité de mes revenus ? Je compte seulement bosser, me remplir les poches, et arrêter ce travail et ouvrir un commerce avant de détruire mon corps. »
Le spectre d’un grave accident du travail pèse lourd dans l’esprit des raccordeurs de l’Hérault : le 26 mars dernier, sur la commune de Castries, un installateur de fibre dérape d’un petit mur, et chute de plusieurs mètres. Selon le SDIS 34, le technicien se serait fracturé la colonne vertébrale, en plus d’un traumatisme crânien.
« C’est un danger, on le sait. Mais on court tous à la productivité, il faut raccorder vite, quitte à se faire violence », déplore Osman. Son front brun se creuse en saisissant la plaque posée au sol. Une vertèbre fait des siennes. « J’espère que je ne fais pas tout ça pour revenir dans une semaine. Ici, les plaques sont régulièrement arrachées, et les clients se retrouvent sans le net. » Et d’entamer la pose du fameux câble, en fibre de verre aussi fine qu’un cheveu.
On fait miroiter à des gamins de l’argent facile, comme si le métier était simple.
Après douze ans dans la fibre, Thibault Bourbotte ne se fait plus d’illusion. « Si j’avais dû être riche, je le serai déjà ! », plaisante même le responsable de la boutique Dodecom, entreprise privée d’installation réseaux et télécom sur toute la France, basée à Montpellier. Au fil des ans, l’expert a vu arriver sur le marché une main d’œuvre de moins en moins diplômée. Il dénonce une exploitation régulière des jeunes techniciens : « Le but de certaines boîtes, c’est ne pas embaucher – ou alors pour pas cher. On survend le statut d’auto-entrepreneur… mais la seule soudeuse coûte 5.000 euros, et je ne vous parle pas des assurances. »
D’une voix grave, Thibault Bourbotte explique avoir voulu fonder une école de télécom spécialisée dans la fibre optique, avant de se raviser. « On fait miroiter à des gamins de l’argent facile, comme si le métier était simple. Mais on est dépendant du client, de sa capacité d’investissement, de la qualité du travail des autres. Je ne dirais pas que c’est une voie de garage… mais la fibre optique, c’est une fausse voie dorée pour les non-diplômés. »
Sarah Nedjar