Plus de dix ans après l’arrivée d’Uber en France, le constat est morose pour celles et ceux qui ont cru en leur “petite entreprise” dans les quartiers populaires. Le département est le territoire où l’on recense le plus de cartes VTC en France. C’est d’ailleurs à Bondy qu’est née la première antenne d’Uber en 2012.
Ils sont allés chercher nos jeunes de cité en leur faisant miroiter qu’ils allaient être leur propre patron, des entrepreneurs, mais en réalité non, c’est de l’esclavage numérique.
En quelques années, les banlieues franciliennes et partout sur le territoire sont devenues les principales pourvoyeuses de main-d’œuvre pour les applications de mise en relation et de transport comme Uber ou d’autres. « Ils sont allés chercher nos jeunes de cité en leur faisant miroiter qu’ils allaient être leur propre patron, des entrepreneurs, mais en réalité non, c’est de l’esclavage numérique », dénonce Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat INV (intersyndicale nationale des VTC).
On fait plus d’heures pour un chiffre d’affaires équivalent, en proposant une offre low cost.
À la promesse de l’indépendance financière, de la liberté des horaires et de la potentialité d’un gain sans limite, s’est substituée la réalité de l’uberisation, nouveau phénomène mondialisé de l’emploi des années 2010. « Les plateformes ont créé un déséquilibre en recrutant de plus en plus de chauffeurs, en baissant leurs prix, et en augmentant les commissions à 25%. Résultat : on fait plus d’heures pour un chiffre d’affaires équivalent, en proposant une offre low cost », explique Ali Lemmouchi – chauffeur depuis 2016 à Paris et membre du bureau de la section VTC de la CDFT – au journal économique La Tribune.
On est tout seul, les chauffeurs ne sont pas solidaires entre eux, et Uber le sait.
D’après les données livrées par Uber en 2019, le salaire médian d’un chauffeur de VTC est de 1617 euros avec un temps de travail estimé à 45,3 heures par semaine. 400 euros au-dessus du SMIC, loin des promesses d’émancipation financière lors de l’arrivée du géant américain. À la précarité s’ajoute l’isolement construit par la structure de l’application. « On est tout seul, les chauffeurs ne sont pas solidaires entre eux, et Uber le sait. Ils baissent les prix et on est de plus en plus nombreux, c’est la guerre », constate Karim, chauffeur VTC depuis six ans. Diviser pour mieux régner, la stratégie phare d’Uber depuis sa création.
Une coopérative de chauffeurs VTC comme alternative à Uber
S’émanciper. Se fédérer. Relocaliser les profits. Voilà ce qui motive Franck, Moussa, Karim, et les plus de 2000 autres chauffeurs qui ont décidé de se réunir au sein d’une coopérative de chauffeurs VTC. Elle doit voir le jour au second semestre 2022, en Seine-Saint-Denis. Cette décision de rompre avec la précarité qui accompagne le management algorithmique d’Uber est la suite logique des luttes que mène l’intersyndicale nationale des VTC (INV) depuis plusieurs années. Pour Brahim Ben Ali – secrétaire général du syndicat – ce modèle érige les chauffeurs aux rangs de décideurs. « Le but, c’est qu’ils reprennent la main, qu’ils construisent la coopérative et ses règles », s’exclame-t-il.
La coopérative prend la forme d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Chaque chauffeur peut prendre part au capital de la coopérative – pour une contribution initiale comprise entre 300 et 500 euros – et ainsi posséder une voix lors des assemblées générales. Actuellement, près de 500 chauffeurs sont déjà actionnaires, et plus de 1400 sont sur la liste d’attente pour rejoindre le projet selon Brahim Ben Ali.
Ce modèle de gestion mutualisée se veut plus protecteur et démocratique pour l’ensemble des associés. L’objectif est de rompre avec le modèle individualiste d’Uber qui génère une constellation de chauffeurs esseulés et précarisés.
Le département de la Seine-Saint-Denis actionnaire de la coopérative
Le projet séduit au-delà du syndicat INV. Le département de la Seine-Saint-Denis accompagne le projet depuis le début et a décidé de le soutenir financièrement. Le département sera actionnaire de la coopérative à hauteur de 25 000 euros (montant maximum prévu par les statuts de la Société coopérative d’intérêt collectif).
Melissa Youssouf – vice-présidente du conseil départemental de Seine-Saint-Denis – se réjouit de la concrétisation de cette initiative. « Leur modèle est beaucoup plus vertueux socialement et économiquement. Il est davantage protecteur avec des prestations sociales plus importantes. Ils souhaitent travailler à la féminisation du métier, engager davantage de véhicules hybrides ou électriques, et surtout, la coopérative va payer ses impôts en France », analyse l’élue chargée de l’insertion, de l’économie sociale et solidaire et des fonds européens.
Le secteur des VTC fait face à des enjeux majeurs en matière de lutte contre l’emploi précaire.
Le constat de Stéphane Troussel – président du département de la Seine-Saint-Denis, rappelle le fait qu’Uber s’est épanoui dans un département où l’auto-entreprise se substitue au manque d’accès à l’emploi : « Le secteur des VTC fait face à des enjeux majeurs en matière de lutte contre l’emploi précaire, d’accompagnement de l’entrepreneuriat, et d’insertion, dont la résonance est encore plus forte en Seine-Saint-Denis ».
À ce titre, les chauffeurs Uber célébraient en décembre dernier, les propositions de la Comission européenne qui préconisait un arsenal de mesures pour protéger les travailleurs liés aux plateformes. Parmi elles, la présomption d’une mise en place de salariat.
Uber, c’est un gros morceau, c’est une entreprise puissante, elle peut faire peur.
Une alternative à ce système-là
L’Agence de la transition écologique (ADEME) soutient également l’initiative. Elle doit accompagner l’évolution des VTC thermiques vers une version hybride. Pour Mélissa Youssouf, toutes ces perspectives témoignent que le combat contre l’ubérisation n’est pas perdu. « Il n’y a pas de fatalité en économie. Uber, c’est un gros morceau, c’est une entreprise puissante, elle peut faire peur. Et pourtant, il y a des acteurs, des entrepreneurs qui se rassemblent pour former une alternative à ce système-là » conclut-elle avec enthousiasme.
Promouvoir le « made in France »
Proposer une alternative. C’est là tout l’objectif du projet. Et même si le combat face au géant Américain à des aires de David contre Goliath, la coopérative possède sa stratégie. Tout d’abord, comme le souligne maître Jérome Giusti – avocat qui accompagne la construction de la coopérative – il ne s’agit pas de « concurrencer Uber » sur son terrain. « Nous n’allons pas proposer de service “à la volée”. Dans un premier temps, nous allons partir sur le marché du B2B (Business to business). Nous allons négocier avec des grandes entreprises, des collectivités, et répondre à des marchés publics », explique l’avocat en droit du numérique.
De leur côté le département de Seine-Saint-Denis et la coopérative prévoient de coopérer pour développer des marchés communs avec les collectivités. Ils évoquent par exemple le transport des personnes âgées ou en situation de handicap.
Certaines échéances à venir constituent des opportunités « On a déjà plusieurs marchés actés avec le département, mais aussi au niveau national. Par exemple, pour les JO 2024, pour la Coupe du Monde de rugby en 2023. Ces marchés-là nous permettent de nous projeter et de promouvoir notre modèle », indique Franck, un chauffeur qui a déjà souscrit à la coopérative.
Yves, chauffeur VTC et futur membre de la coopérative pose devant le siège d’Uber à Aubervilliers le 10 décembre 2021 © Barbet Rémi
L’application fonctionnera dans un premier temps sur un système de réservation. Un code vestimentaire sera à respecter et la coopérative sera affiliée à la Chambres de Métiers et de l’Artisanat. L’accent sera mis sur « la sécurité » et la « qualité de service », assure Brahim Ben Ali. Les clients auront accès à la certification de l’association française de normalisation (AFNOR) pour garantir cette « qualité de service supérieur ». Pour le représentant syndical, ce projet est le moyen de « renouer avec l’essence du métier ».
Nous misons sur la redistribution des richesses. Certes, vous paierez la course un peu plus chère mais, vous contribuerez à enrichir le pays.
La fiscalité – devant laquelle Uber fuit allègrement – est également un élément central du projet. Face au géant Américain, la coopérative souhaite incarner le choix du patriotisme fiscal. « L’autre point essentiel, il est fiscal. Notre siège social sera en France et les impôts seront payés dans le pays. On cherche à promouvoir le made in France et à participer à l’effort national », assure le secrétaire général du syndicat.
La réussite de ce projet passe aussi par un changement de mentalité dans les modes de consommation. « Nous misons sur la redistribution des richesses. Certes, vous paierez la course un peu plus chère mais, tout en bénéficiant d’un service plus qualitatif, vous contribuerez à enrichir le pays », explique Brahim Ben Ali.
La coopérative sera immatriculée à la fin du mois. Viendra ensuite la phase de lancement avec « le travail autour du nom, le design de l’application, la signature des premiers contrats… Et au deuxième semestre 2022, le projet prendra son envol », s’enthousiasme Jérôme Giusit. Si le projet semble déjà avoir séduit un grand nombre de chauffeurs, il lui faut désormais convaincre une clientèle. Et à l’avocat de conclure, « il nous faut des clients tout simplement ». La loi du marché, elle, reste toujours là.
Rémi Barbet