Le Bondy Blog : Qu’est-ce qui vous a incité, vous et vos collègues des « Économistes Atterrés », à rédiger ce livre sur la monnaie ?
Esther Jeffers : Plusieurs raisons. D’abord, selon nous, il manquait un manuel de ce genre, pédagogique, écrit simplement mais sans sacrifier la rigueur du raisonnement. Puis, parce que notre analyse est critique et que les livres critiques sur la monnaie n’existent pas beaucoup, hormis les travaux de Michel Aglietta, d’André Orléan et quelques autres. Mais il manquait un ouvrage facile à lire et qui aille vraiment dans une analyse de fond. Depuis l’éclatement de la crise, la question de la monnaie s’est posée, de nombreuses personnes comprennent que la finance est responsable de la crise. Elles se posent des questions sur les institutions financières. On a vu les banques centrales jouer un rôle important. Beaucoup de personnes s’interrogent sur les raisons de cette crise, sur les actions des institutions financières, sur comment la politique monétaire peut changer les choses ou pas. Face à ces interrogations-là, nous avons voulu apporter des réponses différentes de ce qui est enseigné principalement dans les universités aujourd’hui, via une analyse critique, qui permettent au plus grand nombre de s’emparer de cette question. Ceci explique le sous-titre de notre ouvrage, « un enjeu politique ». Non seulement la monnaie est un enjeu politique, mais le plus grand nombre de citoyens doivent s’en approprier, en discuter.
Le Bondy Blog : Auriez-vous des exemples pour justifier en quoi ce livre est critique ?
Esther Jeffers : D’abord, à quoi sert la monnaie ? Qu’est-ce que la monnaie ? Nous ne disons pas la même chose que les économistes mainstream. Nous expliquons que la monnaie, avant même d’être un moyen de paiement, est d’abord, avant tout, de nature sociale. C’est une institution sociale qui lie les gens entre eux. À chaque fois qu’il y a la monnaie, il y a la dette. Nous avons besoin, aussi, d’autres approches que l’approche purement économique. Nous avons besoin des sciences sociales, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’économie, mais aussi de l’histoire, pour bien comprendre la nature de la monnaie. C’est complètement différent de ce que disent les ouvrages, de ce qui est enseigné dans les universités, d’une part. D’autre part, nous comprenons la monnaie et la dette de manière différente que ne le font les économistes orthodoxes car pour nous la monnaie n’est pas neutre. Quant à la dette, tout dépend à quoi elle sert. Nous avons un regard très critique sur la politique monétaire mise en œuvre et surtout nous disons qu’elle seule, ne peut pas résoudre tous les problèmes. Il existe deux jambes et il faut les utiliser toutes les deux pour marcher ! Il y a la politique monétaire d’un côté et la politique budgétaire de l’autre. Il faut utiliser les deux et pas seulement la politique monétaire. Nous sommes très critiques, par exemple, sur l’indépendance des banques centrales, notamment celle de la BCE. Nous sommes très critiques par rapport aux banques. Nous disons qu’aujourd’hui : les citoyens doivent se réapproprier la monnaie, mais aussi changer, contrôler le système tel qu’il existe aujourd’hui, contrôler socialement les banques et que la banque centrale ne doit pas être indépendante de tout contrôle. Nous proposons des solutions, des alternatives, notre vision sur comment le système peut fonctionner pour être utile au plus grand nombre de citoyens et pour servir le bien-être collectif. La monnaie est un bien commun, donc ce serait normal qu’il y ait un contrôle sur cette monnaie.
Le Bondy Blog : Quel est le rôle économique, politique, social de la monnaie ?
Esther Jeffers : La monnaie est une institution sociale. C’est-à-dire qu’elle doit avoir une légitimité, être acceptée par le plus grand nombre. Il faut qu’il y ait une confiance de la part des membres de la collectivité, qui acceptent d’être liés ensemble par cette monnaie-là. Par exemple, quand on regarde ce qu’est l’euro, on voit bien que c’est une monnaie incomplète, dans le sens où elle existe dans un espace économique, mais qui ne reflète pas une volonté politique. Il n’y a pas de fédération politique. Il n’y a pas une institution politique qui soutient l’euro. Et dans ce sens-là, au lieu que ce soit une institution qui rassemble les États, qui fédère, c’est au contraire quelque chose qui est en train de creuser davantage les divisions qui existent entre les différents États et le morcellement de l’Europe.
Le Bondy Blog : On voit uniquement la monnaie comme un outil d’échanges économiques et commerciaux mais en quoi la monnaie est idéologique ?
Esther Jeffers : La monnaie est idéologique car elle est sociale et politique et dans le sens où la monnaie, c’est aussi le pouvoir, celui de s’approprier la valeur créée dans la société, le pouvoir d’inclure ou d’exclure. Ça renvoie à tout le processus d’accumulation dans le système capitaliste et ça renvoie aussi aux crises qui peuvent secouer ce système-là. La monnaie est aussi le moyen de soumettre les autres par le pouvoir qu’elle donne. La monnaie a une nature très ambivalente. Elle n’est pas que moyen de paiement. Elle n’est pas que dette. Elle est aussi créance, pouvoir, reconnaissance. Elle est inclusion et exclusion.
Le Bondy Blog : La crise de 2008 a fissuré l’Union européenne, rendant les citoyens critiques à l’égard de l’euro et de l’austérité. Peut-on dire que la monnaie unique et les politiques d’austérité sont intimement liées ?
Esther Jeffers : Oui, elles sont intimement liées mais ce n’est pas une fatalité ! Ce n’est pas parce qu’on a une monnaie unique qu’il faut qu’il y ait une politique d’austérité. Mais tel que l’euro est aujourd’hui conçu, ça implique une politique d’austérité. L’euro a donné le pouvoir à la Troïka. Rappelez-vous la crise grecque : quand la BCE a refusé de refinancer les banques grecques, on a refusé aux banques grecques la possibilité d’utiliser les bons d’État helléniques pour se refinancer auprès de la banque centrale et on a utilisé ça comme moyen de chantage pour obliger la Grèce à accepter davantage d’austérité. C’est un choix politique. Or, il faut se rappeler d’où provient la crise, d’où provient la dette publique ! Elle provient essentiellement du comportement des banques, c’était une dette privée et qui a été repassée aux États. Elle a été, disons en quelque sorte, nationalisée. Elle est devenue une dette publique et on a demandé au plus grand nombre de payer pour cette dette-là, alors que ce ne sont pas les citoyens qui en sont responsables. La monnaie permet d’instaurer un autre ordre social, néo-libéral, parce que ça implique aussi une autre organisation du travail dans les entreprises, des révisions envers les régimes de retraite. Pourtant, ces solutions ne conviennent pas ni aux citoyens ni aux Etats car ces politiques d’austérité ont faite de la zone euro une des régions les plus sinistrées parmi les pays développés. Ça n’a pas permis de sortir de la crise !
Le Bondy Blog : À partir de quand l’ordre social néo-libéral, comme vous dites, prend forme et quelle est son importance ?
Esther Jeffers : Je pense que tout cela renvoie aux années 70, avec le tournant néo-libéral et la mise en place d’une financiarisation de l’économie. On assiste aujourd’hui à un système qui se renforce sur tous les plans. Ça ne veut pas dire qu’auparavant, il n’y avait pas de problème, ni de crise. Mais il faut dire que ce tournant-là a donné à la finance un pouvoir très important sur tous les aspects de la vie économique et sociale.
Le Bondy Blog : Vous mentionnez l’idée d’un contrôle social, démocratique sur la Banque centrale européenne. Est-il possible ?
Esther Jeffers : Il est possible à condition de changer la nature de la Banque centrale européenne, ses statuts, sa manière de fonctionner et d’imposer un contrôle qui soit fait par toutes les parties prenantes, c’est à dire les syndicats, les citoyens, les collectivités. Il faut revoir les objectifs confiés à la Banque centrale européenne afin de favoriser l’emploi et pour faire en sorte que la politique monétaire qui est appliquée le soit dans l’intérêt de la société, pour une transition écologique, sociale, environnementale, et non pas dans l’intérêt des nantis, de ceux qui détiennent et ont en main sur le pouvoir de la finance aujourd’hui.
Le Bondy Blog : Cela n’a-t-il jamais existé ?
Esther Jeffers : Non, je ne pense pas que ce genre de contrôle ait existé dans le passé. On a connu des nationalisations mais pas de contrôle démocratique. C’est pour ça que la nationalisation n’est pas suffisante et que je parle de contrôle social. C’est non seulement une question de propriété mais aussi une question du contrôle démocratique et social.
Le Bondy Blog : Ce contrôle serait-il suffisant ?
Esther Jeffers : Je pense que c’est tout un système qu’il faudrait changer. Il ne s’agit pas d’une question qui est séparée du reste des questions sociales. Nous parlons de la monnaie et des banques parce que c’est notre champ de compétences mais je pense que c’est l’organisation du système social, de la production et l’organisation des entreprises qu’il faut revoir. Il faut partout insuffler un contrôle plus démocratique des institutions !
Le Bondy Blog : Pour quelles raisons faudrait- il séparer les activités de détail et les activités d’investissement des banques ?
Esther Jeffers : Les banques, telles qu’elles existent aujourd’hui, c’est-à-dire le modèle de la banque universelle, posent problème parce qu’il y a un mélange des genres. Il y a, d’une part, la banque de détail mais il y a, sous le même toit, les activités de marché où ces banques sont des acteurs importants et prennent de gros risques. Le problème est que, d’une part ces banques jouent de moins en moins leur rôle traditionnel, celui du financement de l’économie, car à court terme les activités de marché sont plus rentables que les opérations de crédit. Mais, d’autre part, il y a un risque d’instabilité qui nait de conflits d’intérêts entre activités commerciales et opérations de marché comme l’a révélé la plainte de la SEC (le régulateur boursier américain, l’équivalent de Autorité des Marches Financiers, ndlr) contre la banque Goldman Sachs, accusée d’avoir trompé ses clients dans l’affaire du fonds dirigé par le milliardaire John Paulson. Enfin, cela rend les institutions trop grosses, « too big to fail » donc cela augmente les risques. Or, quand il y a un risque de défaillance, ce risque est assumé par l’ensemble de l’institution et cela fait peser un risque à l’ensemble du système en raison des interconnexions qui existent entre les banques. C’est pour empêcher cela que la banque centrale vient au secours de la banque en difficulté. Mais il n’y a pas de raison qu’on vienne au secours d’une banque en raison de ses activités sur les marchés. Ce qui est normal pour les banques de détail, parce qu’elles ont une utilité sociale, n’est pas normal pour les banques d’affaires, par exemple, le fait qu’elles bénéficient du soutien du prêteur en dernier ressort. Nous sommes pour une séparation stricte entre la banque de détail et la banque d’affaires.
Le Bondy Blog : En quoi cette séparation faciliterait le retour de banques régionales, et au bout, le financement de PME françaises exportatrices par exemple?
Esther Jeffers : Au niveau des banques de détail, le contrôle social pouvait les mener à mieux financer les petites et moyennes entreprises parce que ces sociétés ne vont pas sur les marchés financiers. La vocation de la banque de détail devrait être de financer des petites et moyennes entreprises et le territoire dans lequel elle est présente. Je vais prendre un autre exemple, celui du Crédit Agricole, qui est supposé être une banque coopérative. Dans leurs valeurs sociales, les banques coopératives doivent financer les territoires, les collectivités dans lesquelles elles sont implantées. Je ne sais pas ce que le Crédit Agricole avait à faire à acheter la banque Emporiki en Grèce. À quoi ça sert ? En quoi c’est coopératif ? En quoi ça correspond aux valeurs sociales d’une banque coopérative ?
Le Bondy Blog : Par quels moyens peut-on lutter contre la finance de l’ombre ?
Esther Jeffers : C’est un gros souci, la finance de l’ombre. D’une part, cela autorise les banques à faire de l’arbitrage réglementaire, c’est-à-dire, à choisir de loger des opérations là où il y a le moins de réglementation (par exemple le hors bilan) ; d’autre part, elles transfèrent ces activités à des acteurs financiers non bancaires qui vont jouer un rôle traditionnellement réservé aux banques alors qu’ils sont moins réglementés et moins capables de supporter le risque puisqu’ils n’ont pas accès à la liquidité de la banque centrale ou à la garantie des dépôts. Je pense qu’il faut réfléchir à ce que la réglementation ne s’applique pas seulement en fonction des institutions, banques et non-banques par exemple, mais en termes du type d’activité, quelle que soit l’institution. Quand il y a certaines activités, il y a certaines réglementations qui doivent être appliquées par tout le monde car il y a une très grande interconnexion entre les banques et l’ensemble de ces institutions, ce qui est source importante de risque systémique. Je pense qu’il faudrait beaucoup plus de transparence des données. J’ai essayé de travailler sur cette question-là et les données sont très absentes. Le Conseil de stabilité financière sort un rapport tous les ans. La plupart des données ne sont pas renseignées par certains pays, dont la France. Je pense que sur la question du « shadow banking », des banques de l’ombre, il faut absolument prendre des mesures pour faire en sorte qu’elles n’échappent pas à la réglementation en place et qu’elles ne fassent pas courir un risque aussi important à l’ensemble du système.
Le Bondy Blog : Quel genre de mesures ?
Esther Jeffers : Que la réglementation ne soit pas uniquement appliquée aux banques, au contraire elle devrait être encore plus stricte concernant des entités porteuses de risque systémique et qui ne bénéficient pas du filet de sauvetage du prêteur en dernier ressort. Aujourd’hui, il y a des ratios réglementaires sur les fonds propres, des ratios prudentiels qui sont mis en place. Ils ne sont pas parfaits mais il n’y a aucune raison que les banques de l’ombre échappent à ces ratios-là. Et surtout, je pense qu’il faut mettre en lumière et prendre en compte les interconnexions qui existent entre les banques et la finance de l’ombre dans l’évaluation des risques.
Propos recueillis par Jonathan BAUDOIN
Crédit photo : Rouguyata SALL
Retrouvez la seconde partie de cette interview à 12h sur le Bondy Blog
Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Jonathan Marie, Dominique Plihon, Jean-François Ponsot, pour le collectif Économistes Atterrés, « La monnaie. Un enjeu politique« , Le Seuil, collection Points Économie, 240 pages, 8,30 euros