« Quitter ce site rapidement. » Sur le site internet du Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV), en haut à gauche de l’écran, un onglet vous redirige en un clic vers l’accueil de Météo France, en cas de danger. Plus bas à droite, la page vous conseille d’effacer les traces de votre passage, avec une série de paramètres rapides à effectuer pour supprimer l’historique.
La démarche vise à protéger les personnes amenées à consulter ce site, notamment en cas de violences conjugales. Une précaution qui reste malheureusement nécessaire, dans un pays où 94 000 femmes sont victimes de viols ou tentatives de viols chaque année, et où 134 féminicides ont été commis l’année dernière, selon les données du collectif #NousToutes.
Une vie d’engagements
Emmanuelle Piet est à la tête du CFCV depuis 32 ans. Celle qui n’a jamais eu la langue dans sa poche a développé son militantisme très jeune. « C’est une évidence depuis toujours, explique-t-elle. Sur ma photo de classe de sixième, on pouvait déjà lire : notre petite camarade féministe. » C’est dans cette optique qu’elle intègre la faculté de médecine à l’Hôtel-Dieu de Paris, à la fin des années 60, en plein débat sur la loi avortement. Parce qu’elle souhaite que « les femmes puissent enfin s’éclater et être libres ».
Une fois son diplôme en poche, la jeune féministe intègre le Mouvement Français pour le Planning Familial. Emmanuelle Piet porte alors l’inscription de l’avortement médicamenteux dans les centres de planification de la contraception de Seine-Saint-Denis. « Mon rêve est devenu réalité », se rappelle-t-elle. Au fil de sa carrière, la médecin reçoit de nombreux témoignages de patientes qui subissent des rapports forcés par leur conjoint. Certaines sont dans le déni, mais admettent ne plus ressentir de plaisir. Elle rédige alors ses premiers certificats de contre-indication de rapport sexuel, qu’on lui demandera très souvent de renouveler. Face à ce constat alarmant, mais si banalisé, elle s’engage davantage dans la lutte contre les violences faites aux femmes et rejoint en 1985 le CFCV, dont elle deviendra la présidente en 1992.
Contre le viol et pour de « vraies » politiques publiques
Le Collectif Féministe Contre le Viol lutte pour l’assistance, la sensibilisation et la formation des femmes faces aux violences sexistes et sexuelles. Il contribue nombreuses études et intervient dans des procédures judiciaires pour aider les victimes. L’association figure notamment parmi les soixante signataires d’une récente tribune dans L’Humanité contre l’introduction du consentement dans la définition du viol. « Il y a déjà la notion de contrainte, violence et surprise dans les textes, avec la mention d’acte ou de tentative de pénétration, bucco-génitale », rappelle Emmanuelle Piet. Les signataires de cette tribune estiment que le problème n’est pas la définition du viol, « mais les partis pris colportés par la justice qui entérinent et confortent les inégalités femmes hommes, les hiérarchies, les dévalorisations, bref le patriarcat ».
Pour elle et ses consœurs, le terme de « consentement » renvoie à une notion surexploitée par les agresseurs dans leur défense. « Elle n’a pas dit non, donc elle était consentante. » Des phrases comme celles-ci, entendues à la pelle, qui laissent à penser que les violeurs ne sont que des hommes « qui ne savaient pas ». Dans ce cas, le regard est toujours tourné vers la victime qu’on accuse souvent de manque de clarté ou de vigilance, alors qu’il faudrait rester attentif au comportement et aux intentions de l’agresseur.
La sororité au bout du fil
Depuis l’ouverture de la ligne téléphonique Viols-Femmes-Informations (0 800 05 95 95) par le CFCV en 1986, plus de 90 000 personnes ont témoigné, victimes de violences sexistes et sexuelles. Les cas de violences sexuelles dans l’enfance représentent la moitié des appels, menant récemment à l’ouverture d’un deuxième numéro d’écoute : le 0 805 802 804. Ces deux standards assurent une permanence anonyme avec le suivi des profils récurrents (environ 30 % de rappels).
« Ces numéros sont encore méconnus du grand public, il est avant tout primordial de les communiquer et les partager avec le plus grand nombre », appelle Emmanuelle Piet. En novembre 2022, le Collectif Féministe Contre le Viol a édité un livret pour permettre aux victimes de connaître leurs droits. Il est toujours disponible en téléchargement sur le site internet avec une version illustrée.
Un combat sans fin
Si Emmanuelle Piet est à la “retraite” depuis 2017, elle reste activement présente dans le milieu féministe de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. La médecin opère toujours des consultations à Bondy, au Pré-Saint-Gervais et à la Maison des Femmes de Saint-Denis, un lieu de prise en charge unique des femmes en difficulté ou victimes de violences, rattaché à l’hôpital Delafontaine. Elle est également membre des recherches de l’Observatoire des Violences Faites aux Femmes et de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants (CIIVISE). De 2019 à 2021, elle a fait partie du Haut Conseil à l’Égalité entre les Hommes et les Femmes.
« En 50 ans, j’ai vu la société progresser merveilleusement, mais il y a encore beaucoup à faire. » Si ces dernières années la loi a adopté une série de textes et mesures en faveur des femmes et des enfants victimes de violence, la crainte d’un retour en arrière plane toujours. C’est pourquoi son collectif a pleinement pris part à la mobilisation générale #NousToutes de ce samedi après-midi pour marcher dans toutes les rues du territoire et faire vivre le slogan « Tu n’es pas seule ».
Inès Zarrouk
Photo : Inès Soto