Métro, boulot, dodo : la Seine-Saint-Denis inspire rarement des images de champs et de prés. Mais si le premier adage est vrai, le second l’est tout autant. Dans le 93, méfions nous des apparences car une cour sur-éclairée, ou une tour de verre sont moins banales qu’on ne le pense. Chaque semaine, à divers endroits du département ont lieu des distributions de fruits et légumes. Prix coûtant ou prix de gros, ici on ressort le panier plein – et surtout vert.
Les enfants mangent deux à quatre fois plus de protéines animales que recommandé.
Du vert à la Cité Maraîchère de Romainville, en plein cœur du quartier Marcel Cachin, où tous les mardis en fin d’après-midi, habitués ou curieux viennent passer la porte de cette serre verticale ouverte en mars 2021. Noémie, maman de deux jeunes garçons, prendra comme chaque semaine un peu de tout, produit à l’étage du dessus : cette semaine la récolte se compose de champignons, mâche et d’endives.
Dans ma famille, on est full viande mais j’essaye quand même de baisser ma consommation.
Trois nouveaux ont également franchi le pas, attirés par le bouche à oreille et le bâtiment qui a belle gueule. On les entend s’enquérir du fonctionnement : il suffit d’aller en mairie pour connaître son quotient familial et se voir attribuer une carte. Le prix à la caisse diminuera en fonction, sinon « les prix sont les mêmes qu’à Rungis », promet la maraîchère présente.
Robain, étudiant de 23 ans, vient pour la première fois. Il ne cesse de passer devant depuis des mois. Pour sa première visite, il repart les bras chargés. « Dans ma famille, on est full viande mais j’essaye quand même de baisser ma consommation de viande. C’est assez commun dans ma génération », juge-t-il. « Nos jeunes n’aiment pas trop les légumes. Surtout ici avec tous ces fast-food », tiquent de leur côté Danielle et Sophia, deux amies à la soixantaine, qui après avoir fait quelques achats vont faire le tour du reste du bâtiment dans le cadre d’une visite proposée gratuitement par les salariés de la Cité Maraîchère.
Du vert aussi, et une odeur de légumes qui planent dans l’air. Dans la commune voisine, Les Lilas, 40 paniers de légumes gargantuesques attendent de trouver preneur un mercredi soir. Il n’en restera qu’un, attribué au Secours Populaire en fin de soirée. Ici, l’initiative est citoyenne et l’on paye son panier en avance, 15 euros pour plusieurs kilos. « C’est rentable pour des légumes bio », assure Maite qui vient pour la seconde fois.
Il y avait un très gros risque de n’attirer que les bobos de la ville. Mais beaucoup d’habitants viennent après leur travail. On est au milieu des tours.
Même sans label Bio, ces distributions de légumes rencontrent un franc succès. A Romainville, la directrice du lieu, Yuna Conan avoue : « il y avait un très gros risque de n’attirer que les bobos de la ville. Mais beaucoup d’habitants viennent après leur travail. Après tout, on ne peut pas faire plus près : on est au milieu des tours ».
Les hommes politiques récupèrent les assiettes des classes populaires
Ah. Il n’y aurait donc pas d’un côté les classes populaires attachées à la chair et l’identité française, et de l’autre la « gauche écologique bien-pensante » ? « Cette distinction n’a pas vraiment de sens aujourd’hui. Il y a une prise de conscience écologique générale, même chez les non-végétariens », observe Noémie, elle-même pas végétarienne pour un sous.
« Un bon vin, une bonne viande, un bon fromage : pour moi, c’est la gastronomie française. Mais pour y avoir accès à ce bon, à cette bonne gastronomie, il faut avoir des moyens. Et donc le meilleur moyen de défendre le bon vin, c’est de permettre aux Français d’y avoir accès (…). C’est donc une question de salaires et de pensions ». Lâchée par le candidat communiste aux présidentielles Fabien Roussel, la phrase a fait instantanément polémique en janvier dernier. On lui prête un appel du coude à une France identitaire. On lui reproche l’essentialisation de classes populaires, comme ci ces dernières étaient hermétiques aux enjeux sociaux contemporains.
Quelques jours plus tard, il a clarifié ses propos en se désolidarisant d’une « gauche écologiste bien-pensante, qui non seulement donne des leçons, mais qui culpabilise les Français parce qu’ils mangent de la viande ».
Beaucoup de gens aimeraient manger plus sainement mais c’est l’argent qui bloque. On ne va pas se voiler la face.
Les précédentes polémiques politico-culinaires n’aideront pas à redorer le blason du candidat communiste. La dernière en date, lancée par le Ministre de l’Intérieur en personne en réaction à la décision de la municipalité de Lyon EELV de proposer un menu végétarien unique dans les cantines pour « permettre d’accélérer le service » et éviter ainsi les trop grands rassemblements dans les réfectoires. « Une insulte inacceptable aux agriculteurs et aux bouchers français », pour Gérald Darmanin qui a qualifié l’initiative d’« idéologie scandaleuse ».
« Morale élitiste » qui porte préjudice aux classes populaires d’un côté, « gauche écologiste bien-pensante » de l’autre : à Romainville, on préfère la nuance et on évoque pêle-mêle des considérations écologiques, la maltraitance animale dans les abattoirs, mais surtout, la santé. « Beaucoup de gens aimeraient manger plus sainement mais c’est l’argent qui bloque. On ne va pas se voiler la face », lance Paula, qui travaille à la Cité Maraîchère, en charge des ateliers pour enfants proposés les samedi.
Les légumes, il faut les préparer, les éplucher : les gens nous disent qu’ils n’ont plus le temps.
Cette semaine, 34 personnes sont venues récupérer des légumes made in Romainville. « Mais le chiffre est sous-évalué car le logiciel n’enregistre que les personnes qui sont allées faire leur carte de quotient familial en mairie », explique Yuna Conan. Parmi ces 34 personnes, une majorité de foyers aux revenus les plus bas.
L’agriculture locale : une priorité du département, un succès auprès des habitants
« L’été dernier, la file d’attente pour acheter des légumes faisait le tour du bâtiment », se remémore Djamila Ais l’une des maraichères de Romainville. C’étaient les premières ventes au public et le temps des fraises, même si son « kiff » reste les aubergines, dont elle a documenté la pousse en photo sur son téléphone portable.
Agriculture urbaine, distributions de légumes : les initiatives végétales ont le vent en poupe en Seine-Saint-Denis qui a même lancé son label « made in Saint-Denis » et projette de développer les activités agricoles dans un futur proche.
A l’échelle citoyenne, les AMAP -pour Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne- fleurissent à tout bout le champs. Sans passer par l’intermédiaire des grandes surfaces, les AMAP permettent aux habitants de passer commande directement auprès de l’exploitant. Le prix du panier est convenu à l’avance et « pour les maraîchers, cela nous permet de savoir combien on va gagner d’argent par mois. Cela nous apporte de la stabilité », avoue Jean-Louis Allemeersch, qui livre ses légumes à l’AMAP Le Poivron Solidaire des Lilas -l’une des huit collectes de produits locaux sur la ville.
Mais pour ce maraîcher d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine) qui travaille en famille, le choix de travailler en AMAP est plus « éthique » que financier : « Au moins, je vois mes clients. Des enseignes ont essayé de nous contacter. On n’a jamais donné suite ». L’heure passe, les paniers de légumes disparaissent peu à peu. L’homme, lui, reste pour papoter avec les habitants. Le lendemain, il ira livrer ses paniers aux habitants de Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis).
Les politiques tapent à côté du vrai sujet : la santé
Il n’empêche, « j’ai l’impression que la consommation de légume baisse de manière générale. Les récoltes restent au champs », se désole-t-il. « Les légumes, il faut les préparer, les éplucher : les gens nous disent qu’ils n’ont plus le temps ».
Et le temps, c’est de l’argent. Lors de la sortie de Gérald Darmanin en février 2021, la journaliste culinaire Nora Bouazzouni avait relevé que « lorsque le niveau d’étude des parents est élevé, les enfants de 0 à 11 ans consomment davantage de légumes, fruits et un peu plus de poisson. Lorsqu’il est moins élevé, les enfants consomment plus de charcuterie et un peu plus de viande (hors volaille) » en s’appuyant sur un rapport rendu aux Ministère de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt et à celui de la Santé.
Et alors qu’en France, il existe un lien entre pauvreté et mortalité précoce, manger plus de fruits à coque, de légumineuses et de céréales complètes et en mangeant moins de viande rouge et de charcuterie permettrait même de vivre plus longtemps. « On aime tous la mauvaise bouffe mais il faut faire un pas en avant : ce n’est pas vital », souffle à bon escient Paula.
Méline Escrihuela