Virginie Gautron est maîtresse de conférence en droit privé et sciences criminelles à l’université de Nantes et Thomas Léonard, chercheur en sciences politiques et en sociologie à l’École nationale de Protection Judiciaire de la Jeunesse. Au fil de leurs travaux, tous deux se sont penchés sur le système des comparutions immédiates. Interview croisée.
Quel regard portez-vous sur l’usage des comparutions immédiates en France actuellement ?
Virginie Gautron : Je trouve que nous avons trop tendance à assimiler les comparutions immédiates (CI) à la justice pénale, car nous ne connaissons pas les autres modes de procédure. Aujourd’hui, les comparutions immédiates ne représentent que 6 % des réponses pénales données par la justice. Les alternatives à la poursuite, quant à elles, représentent environ 40 % des décisions prononcées par le parquet. Ceci étant dit, il faut tout de même noter que le recours aux CI a augmenté de près de 25 % depuis 2012. Leur place parmi les affaires jugées à l’audience s’est donc accrue.
Thomas Léonard : En effet, il y a eu une tendance à l’inflation de l’usage de cette procédure, notamment lors de l’explosion des CI au début des années 2000. On est passé de 30 000 comparutions à 45 000 en l’espace de six ans. La politique pénale de l’époque l’a encouragé. Aujourd’hui, nous en sommes à 60 000 comparutions immédiates par an au niveau national.
Comment se constitue la « clientèle pénale » que l’on retrouve en CI ?
V.G : Ce terme est repris de longue date par les sociologues de la justice et de la police. Fabien Jobard parle également de « gibier de police » et montre que le processus pénal fonctionne comme un entonnoir. Avant que la justice soit saisie, il faut que la police soit mise au courant – soit par une plainte, soit lors d’activités proactives sur le terrain. Or, ces activités concernent davantage les publics précaires. Il y a plus de proactivité en matière de délinquance de voie publique que de délinquance financière. Par conséquent, la « clientèle pénale » qui se forme n’est pas représentative de l’ensemble de la délinquance.
Ceux que l’on surveille le plus se retrouvent plus souvent devant les tribunaux à délinquance égale
T.L : Cette proactivité est également liée à la question du taux d’élucidation, sujet défendu par Nicolas Sarkozy dans une logique de mise en scène médiatique lors de son quinquennat. Par conséquent, quand on demande aux policiers d’améliorer ce taux, il n’y a pas trente-six solutions : il faut multiplier les contrôles. Et l’on sait depuis que ces contrôles s’appuient sur des critères distinctifs en fonction de l’apparence physique. On ne va donc pas contrôler les grands bourgeois. Ceux que l’on surveille le plus se retrouvent plus souvent devant les tribunaux à délinquance égale.
Qui sont les gens qui la composent ?
V.G : Historiquement, la CI est réservée aux affaires en état d’être jugées, graves, commises par des gens qui ont un casier conséquent. Néanmoins, on s’aperçoit qu’elle touche trois publics principaux : les sans-abris, les personnes de nationalité étrangère et les prévenus sans emploi dont les garanties de représentation – employeur et adresse fixe – manquent du fait de leur marginalité.
Ces mécanismes font que les SDF, les personnes étrangères et les chômeurs vont avoir une peine plus sévère
En bref, la crainte du parquet, c’est que le prévenu ne se présente pas à l’audience si celle-ci n’est pas une comparution immédiate. Il y a une partie fantasmée, mais ce n’est pas non plus une vue de l’esprit. Ces mécanismes font que les SDF, les personnes étrangères et les chômeurs, dont le casier n’est pas toujours lourd, vont avoir une peine plus sévère sur le simple motif qu’ils passent en CI. La probabilité d’emprisonnement ferme, toutes choses égales par ailleurs, est donc plus forte à l’encontre de ces publics.
T.L : L’essentiel des populations jugées en CI appartiennent aux classes populaires. Et au sein même de ces classes, ce sont les plus précaires qui sont concernés. La seule exception à ça touche les prévenus mieux intégrés à la société, mis en cause pour des délits routiers en récidive.
Peut-on parler de « justice taylorisée » – rapide, fragmentée, efficace – en matière de comparution immédiate ?
V.G : Tout à fait, même s’il faut maintenir une réserve. D’ailleurs, cette taylorisation ne touche pas que les CI, elle concerne aussi les convocations par officier de police judiciaire, les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité, les ordonnances pénales délictuelles.
T.L : Cela est dû, en partie, au développement d’indicateurs de performance qui ont permis de valoriser les procédures rapides. Ainsi, les juridictions, leurs chefs et l’ensemble des magistrats se sont retrouvés dans une situation de mise en concurrence. Voilà pourquoi, année après année, on observe les CI augmenter dans les juridictions jugées en retard par rapport aux autres.
Devant les élèves de l’École Nationale de la Magistrature, Emmanuel Macron a insisté sur l’augmentation des moyens alloués à la justice. Il parle de « réarmement judiciaire » et demande à ce que le temps de la réponse judiciaire soit divisé par deux d’ici 2027. Que vous inspirent ces propos ?
V.G : Même avec les recrutements annoncés, je ne pense pas qu’il y aura une division par deux du temps de la réponse judiciaire. Ils vont, avant tout, servir à éponger les postes vacants. Certes, il y a un effort de fait, mais il n’est pas suffisant pour aboutir à cette division souhaitée. Il s’agit là de communication politique. L’objectif n’est pas que ça marche, mais plutôt de rassurer l’opinion publique.
T.L : En fait, la réflexion s’est déplacée de la question du juste temps judiciaire à celui de la rapidité, comme si c’était nécessairement une bonne chose. Or, les magistrats ne pourront pas réduire ce temps si leurs moyens n’augmentent pas concrètement.
Marthe Chalard-Malgorn