État limite est un documentaire rare qui donne à voir l’état de la psychiatrie en France. Il est diffusé sur Arte et sera en salle de cinéma à partir du 1ᵉʳ mai. Durant deux ans, Nicolas Peduzzi, le réalisateur, a suivi Jamal Abdal-Kader, alors responsable de l’unité de psychiatrie à l’hôpital Beaujon de Clichy. Nous avons rencontré ce dernier. Interview.
Comment s’est fait la rencontre avec le réalisateur, Nicolas Peduzzi ?
La première scène qu’on voit dans le film, c’est ma toute première rencontre avec Nicolas. J’interviens tous les jours au service d’urgence de l’hôpital. Lorsque je le vois avec sa caméra, je suis d’abord hostile. Je suis constamment en mouvement, à 1000 à l’heure, et je peux vite être agacé. Je l’ai un peu agressé, mais il a désamorcé, non pas par les mots, mais par le regard.
Après ça, il m’a dit qu’il souhaitait suivre mon travail. J’ai réfléchi, j’ai vu ses films et j’ai accepté. Pendant deux ans, il a été là, de façon plus ou moins ponctuelle. Ce qui est fou, c’est que quand il est là, il disparaît. Pourtant, il est grand et imposant, mais tellement discret. Il fait un peu de la magie. Son écoute et son intelligence ont permis de fabriquer une narration qui rend intelligible mes idées et ce que c’est de s’occuper de mes patients.
Dans cette première scène, on voit un échange avec la police, quel est votre rapport avec eux ?
Dans le cadre professionnel, l’ambition, c’est d’avoir un rapport de compréhension de ce que c’est la difficulté du champ policier. L’émergence de la police est avant tout là pour protéger la propriété privée. Selon moi, la police, c’est comme la psychiatrie, ça doit disparaître. A priori, dans une société où on réfléchit le lien humain, nous n’avons pas besoin de psychiatrie. Aujourd’hui, on se soucie peu des uns des autres. L’élan qu’on a les uns pour les autres est ancré dans nos expériences précoces d’interdépendance absolue à des personnes qui prennent soin de nous. Il faut réfléchir à des modèles de société qui n’oublie jamais ça.
Avec la police, je soulage leur fardeau quand je sens qu’ils sont épuisés et peuvent avoir des gestes maladroits. Parfois, dans des conversations impromptues, il peut y avoir un moment d’humanité où quelque chose se tisse. L’institution est une chose, l’humain en est une autre. On est plongés dans des déterminismes qui font que si tu as eu tel ou tel exemple, c’est facile de déraper. Moi, j’ai des rapports courtois et intelligents avec eux.
Nous suivons par moment dans le film, un groupe de jeunes hospitalisés qui pratique du théâtre, comment est né ce projet ?
J’ai été à l’initiative de cet atelier pour créer un moment de convivialité et de partage. Ce sont tous des jeunes en situation d’isolement. J’ai eu l’occasion de faire venir des comédiennes pendant un long moment. Je voulais qu’ils retrouvent de la solidarité et qu’ils s’amusent de manière indirecte. Ça apaise beaucoup la douleur de l’âme. Quand tu es seul, ça fait mal.
Avoir une trace de ces moments, c’est un cadeau immense que Nicolas nous fait. Ils ont vu le film, ils étaient très contents, ça permet de conserver un souvenir.
On sent tout du long, que vous prenez le temps d’établir des relations avec vos patients, et après ?
J’essaye de prendre le temps en plus de devoir lutter contre une logique qui, justement, dévalorise le fait de prendre le temps de faire des choses banales avec ses patients. Il y a des patients avec qui tu ne peux pas te délier. Aliénor par exemple, je ne l’ai pas revue depuis que j’ai quitté Beaujon, mais je l’ai toujours au téléphone. Je sais qu’elle se bagarre toujours avec la vie, mais elle a ses parents et ses sœurs.
Je ne m’engage pas de la même manière avec tout le monde. Et puis d’une manière ou d’une autre, il faut savoir se séparer, ça fait partie de la vie. Pour un médecin, c’est aussi une récompense de se séparer, ça veut dire que les gens n’ont plus besoin de toi.
Tous ces patients, ils ne se rendent pas compte, mais par ailleurs, ils me nourrissent énormément par la confiance qu’ils me donnent et par le réconfort que c’est quand tu arrives à rééquilibrer la balance et ainsi entrer dans une relation qui est presque de l’amitié. Si Windi était encore de ce monde, on serait encore en lien, on avait pour projet d’aller aux États-Unis pour rendre visite à ses frères qu’il n’a jamais vus.
Il y a justement avec Windi, des scènes marquantes et d’une profonde intimité, comment s’est passé le tournage ?
J’avais déjà fait venir une personne qui faisait un travail aux ateliers Varan et qui avait rencontré et filmé Windi. Il a eu le sentiment de se sentir important, pas au sens orgueilleux du terme, mais au sens “je ne suis pas rien” et donc ça l’a aidé à être plus en lien. Quand Nicolas débarque, l’attitude de retrait qu’on observe est liée aux conditions dans lesquelles il est plongé quand il est seul dans une chambre.
La situation de Windi était très compliquée, il a passé son temps à donner sa confiance, fabriquer des liens avec des personnes qui ne se sont pas occupées de lui. Quand il dit “j’ai mal au bide”, c’est qu’il a besoin d’attention et d’être entouré. La présence de Nicolas a beaucoup aidé, ça n’a pas été mal vécu par Windi, au contraire, ça lui faisait du bien quelque part.
Vous avez quitté le service de psychiatrie de l’hôpital Beaujon, alors même que vous étiez un pilier, pourquoi ?
Quand je suis arrivé à l’AP-HP de Beaujon, je travaillais beaucoup, car je voulais gagner l’estime de mes consœurs et confrères. Mon père qui est chirurgien et ma mère qui est hématologue sont arrivés de l’étranger pour diverses raisons et je les ai toujours eus en exemple, ils ont toujours beaucoup travaillé.
J’ai commencé à gagner la confiance des gens et je suis devenu un référent, j’étais donc très sollicité. J’ai accumulé énormément d’heures et de formations. Puis, il y a eu le mouvement social de 2019. J’étais complément idéaliste, je pensais qu’on allait transformer l’hôpital public. Je pensais que les soignants allaient avoir la main sur la manière d’organiser leur travail. De ce fait, je travaillais encore plus et puis j’avais le sentiment que si je n’étais pas là, personne ne pouvait veiller sur mes internes. C’est important d’être là pour eux et de les protéger.
En trois ans, j’ai accumulé six mois de temps additionnels. J’ai mis ma vie personnelle de côté. La pandémie a été le point culminant. La réaction de mes confrères m’a choqué. J’ai observé une soumission avec des impératifs qui venaient encore davantage déshumaniser notre travail. J’ai commencé à avoir de l’antipathie pour la profession et cette façon industrielle d’aborder la médecine.
J’observais autour de moi la mise en œuvre du nouveau management public sans que les gens voient les dégâts que cela produit autour d’eux avec des patients malmenés en bout de file. Quelqu’un a dit “ce qu’il y a de plus terrible dans l’homme, c’est qu’il s’habitue à tout”. Si tu plonges un humain dans des conditions hostiles, il finit par s’habituer s’il ne remet pas les choses en question. C’est autant de situations qui font que je ne suis plus à Beaujon aujourd’hui.
Pourquoi ne pas travailler seul, en libéral ?
Je n’aime pas travailler seul, j’aime être à l’hôpital. Ce qui est dommage dans le film, c’est qu’on a l’impression que je réfléchis seul, ce qui est un peu vrai d’ailleurs, mais quand tu réfléchis seul, tu deviens forcément bête. C’est le partage des contradictions, des points de vue différents qui enrichissent et qui permettent d’avancer. Le travail dans un cabinet tout seul, où peut-être, j’aurais la paix, peut avoir du sens, mais ce que je trouve enrichissant, c’est de travailler au sein d’un collectif.
Comment voyez-vous l’avenir ?
Je veux prendre du temps pour moi, flâner, lire, ne rien faire. J’ai la chance d’avoir un métier que j’aime énormément et que je ne veux pas lâcher. Je me déplace ici et là en ce moment, je remplace. Ça ne me satisfait pas, car on a tous besoin de s’inscrire dans la durée. Mais parfois être juste un pont, ça peut suffire.
Je l’observe en ce moment dans des institutions où je vais, je fais bien mon travail, je m’occupe bien des personnes dont j’ai la charge, et ça me suffit pour l’instant. Je suis un peu en résistance vis-à-vis de l’hostilité des administrations à l’égard des personnes qui veulent bien faire leur travail et prodiguer de la solidarité tout simplement. Je conserve l’espoir secret qu’il y ait des bouleversements politiques considérables.
Propos recueillis par Nisreen Elyagoubi