Dans les heures et jours qui ont suivi le meurtre de George Floyd par un policier et la diffusion des images de sa mort, un étrange mot d’ordre a surgi, abondamment relayé : « Ne montrez pas ces images ! ». Étrange par son injonction et par les arguments qui la sous-tendent, par tout ce qu’ils ont, à nos (quatre) yeux, de faux et de mensonger.

Nous ne pensons pas qu’il faille voir ou diffuser ces images – comme une nécessité, un impératif. Leur violence est insoutenable. Nous-mêmes ne pouvons pas les regarder tout à fait ; et quand nous les regardons, nous subissons leur choc pendant de longues heures. Mais nous ne pensons pas qu’il ne faille pas les voir ou les diffuser, nous contestons l’injonction à ne pas les montrer.

De fait, il est évident que tout un chacun ne porte pas le même regard sur ces images. La distance que l’on peut se permettre de prendre vis-à-vis d’elles est un luxe, un privilège. Dans son livre Devant la douleur des autres, reprenant des remarques de Virginia Woolf sur le rapport différent des hommes et des femmes face aux photographies de cadavres de guerre, Susan Sontag relève la difficulté, l’impossibilité d’établir un « nous » face à de tels clichés : l’« expérience commune » est « hypothétique ».

Pour les uns, les Blancs, ce sont des images, certes d’une rare violence. Pour les autres, les Noirs, les personnes racisées, c’est le rappel de la menace permanente qui pèse, aux États-Unis, en France ou ailleurs, sur leur propre corps : pour ceux qui sont soumis aux structures de domination qui ont placé George Floyd sous le genou de ce policier, c’est le rappel de leur mort possible, probable ou même certaine.

Mais les images n’ont pas de force en soi, elles ne produisent rien par elles-mêmes. Ce sont les regards portés sur elles qui peuvent produire quelque chose. Pour le dire vite, si voir la vidéo d’un Noir se faire tuer par la police rendait anti-raciste, transformait naturellement un raciste en anti-raciste, cela se saurait. Mais, si ne pas voir la vidéo d’un Noir se faire tuer par la police rendait la vie des Noirs moins fragile, si ne pas regarder ces images rendait le monde moins raciste, cela se saurait également.

Le problème, ce ne sont pas les images en soi ; c’est ce qu’on en fait. Les regarder ne prend son (ses) sens que par une certaine lecture, par des articulations, des montages, avec d’autres images comme avec des interprétations et des politisations de ce que ces images peuvent donner à voir.

Le Noir, ce serait la force, la sauvagerie…

Il y aurait une mise en scène de la mort des noirs, un « trauma porn » ou un « murder porn ». Notions vides de sens : les employer, ce n’est pas seulement se tromper sur ce qu’est une image, ce qu’elle dit, l’interprétation qu’on en fait, c’est aussi se tromper sur ce qu’est la condition noire.

Ces images ne sont pas désirées. La notion même de « trauma porn » fait peser un soupçon de plaisir : elle insinue que ces images sont souhaitées par leurs spectateurs, qu’il y a une attente, une envie et une jouissance à les voir. Parler de « trauma porn », c’est dire qu’on aime représenter et voir des corps noirs en souffrance… Ah bon ? Et depuis quand ? Dans les représentations qui existent de lui, le Noir est une bête, un être avec une masculinité bestiale ; le Noir, c’est la force, le Noir c’est la sauvagerie, le Noir c’est le sexe immense. Le Noir n’est pas associé à la douleur, au contraire. On peut dire que le Noir est LA figure qui ne connaît pas la douleur, peu importe ce qu’on inflige à son corps il pourra tout supporter.

Le policier qui met son genou sur la nuque de George Floyd, ne le fait pas parce qu’il perçoit le corps de George Floyd comme un corps souffrant, mais parce que le corps noir représente un danger, une puissance physique si incontrôlable qu’elle ne pourrait être maîtrisée que par une grande violence, et que ce corps ne ressentirait pas la douleur qui lui est infligée. Même lorsqu’on représente les choses les plus violentes, les pires tortures, sur les corps noirs, c’est parce qu’on les imagine indestructibles. La violence infligée aux corps noirs est proportionnelle à la force qui leur est prêtée.

Une image ne parle pas d’elle-même. Selon les catégories de perception, une image ne va pas dire la même chose ; et c’est universaliser son point de vue de personne qui comprend et politise les systèmes de domination, que de croire que lorsque les gens voient un Noir mourir sous le poids de la police, ils voient effectivement un Noir mourir sous le poids de police. Il ne faut pas être naïf, il n’y a pas de compréhension spontanée du monde social : si, aujourd’hui, à travers la vidéo de la mort de George Floyd, davantage de personnes arrivent à effectivement voir un Noir qui meurt sous le poids de la police, c’est parce qu’il y a eu des mouvements et des luttes – par exemple, en France le Comité Adama, à la suite et en parallèle d’autres collectifs (et également, non sans paradoxes, le mouvement des gilets jaunes) ; aux États-Unis Black Lives Matter – qui ont imposé des catégories de perception du monde social, qui ont fait qu’on ne peut plus ne pas voir la réalité de l’ordre policier.

Il y a bel et bien une guerre des images. Qui filme ? Et pourquoi ces personnes filment-elles ? La réponse est évidente : les personnes qui filment sont les personnes confrontées constamment à la violence raciste de la police. Elles la filment, car à part filmer, quel moyen de défense ont-elles ? À part documenter comment et dans quelles conditions la police les élimine, et y donner l’écho le plus large, qu’est-ce qu’elles ont ? Pas grand-chose. Ce sont elles qui produisent ces images, encore elles qui les publient, encore elles qui les partagent massivement – par exemple le compte Instagram L’Écho Des Banlieues, des activistes comme Taha Bouhafs qui documentent comment la police contrôle, frappe, harcèle et persécute les corps non-blancs dans les quartiers populaires.

Or, on le sait, les policiers ont la hantise d’être filmés – comme d’être identifiés. C’est le geste le policier le plus banal qu’il soit : empêcher de photographier ou de filmer, faire supprimer les photos ou les vidéos, détruire les appareils. Dans la structure parole contre parole qui caractérise bien des affaires – quand le protagoniste est encore en vie pour parler ! –, avec toujours une prime par avance à la parole de celui qui est censé incarner « l’ordre », les images peuvent produire un renversement du rapport de force. Et l’on peut supposer que si des images de la mort d’Adama Traoré avaient existé, on n’en serait pas à la énième mascarade d’expertise médicale.

Darnella Frazier, la résistance

Il y a une personne dont on ne parle pas, étonnamment laissée de côté par les interventions sur les images de mort de George Floyd : l’auteure des images elle-même.

Une image, ce n’est pas seulement ce qui est donné à voir ; c’est aussi le fait de constituer une image, c’est-à-dire l’acte qui consiste à enregistrer à un moment donné un segment de ce qui se passe sous nos yeux, en pensant que ce segment dépasse notre seule appréhension du moment et doit être enregistré, diffusé plus largement.

C’est une des leçons qu’a donnée Georges Didi-Huberman dans sa lecture des images de la Shoah, contre l’idée d’un irreprésentable (Images malgré tout), inscrivant dans une histoire des gestes de résistance le geste par lequel des membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, promis à une mort certaine, avaient pris des clichés des chambres à gaz ; comme le geste des Juifs du ghetto de Varsovie qui, devant l’imminence de leur extermination, avaient pris des photos et les avaient enfouies dans des boîtes de métal dans le sol, à destination du futur.

Darnella Frazier. C’est le nom de la jeune femme noire de 17 ans qui a enregistré avec son téléphone le meurtre de George Floyd, alors qu’elle faisait des courses. Une vidéo circule sur internet, qui la montre à nouveau dans les rues de Minneapolis. « I watched this man die », dit-elle en pleurs, « I was the one that was recording the whole thing ».

Attaquée, se voyant reprocher d’avoir filmé la scène, elle a répondu sur Facebook (son compte a disparu avant de réapparaître). « I am a minor ! 17 years old , of course I’m not about to fight off a cop I’m SCARED wtf. (…) Fighting would’ve got someone else killed or in the same position George (may he Rest In Peace 🙏❤️ ) was in ! »

I’m doing it for clout ?? For attention?? What ?? To get paid ?? Now y’all just sound dumb and ignorant!! I don’t expect…

Publiée par Darnella Frazier sur Mardi 26 mai 2020

C’est pourquoi ces images nous importent et que, éthiquement, nous ne pouvons pas nous résoudre à les balayer si facilement : au cœur de leur puissance, il y a l’impuissance. L’impuissance d’une Noire qui, voyant un autre Noir se faire tuer par la police dans la rue en pleine journée, sait qu’elle ne peut strictement rien faire. Aucune intervention n’est possible. Si ce n’est filmer. Mais ce geste d’impuissance trouvera sa puissance par le mouvement qu’il créera. C’est la seule résistance que pouvait livrer Darnella Frazier.

Ce ne sont pas des images pour les Blancs et seulement pour les Blancs

Et puis, qui a besoin de l’absence des images ? À qui l’absence de ces images serait bénéfique ?

Il n’y aucun doute à ce sujet, et ce n’est pas un hasard si le député de droite Éric Ciotti a déposé le 26 mai dernier une proposition de loi visant à rendre illégale « la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, des militaires, de policiers municipaux ou d’agents des douanes », sous peine d’une amende de 15 000 euros et d’un an de prison. Proposition qui fait précisément suite à de multiples diffusions d’images – et il est certain que sans ces images, ces violences n’auraient pas commis la même publicité ni le même scandale : le meurtre de Cédric Chouviat, la ratonnade de l’Île saint-Denis ou encore la longue liste des exactions commises pendant le confinement. Aux États-Unis, d’ailleurs, des personnes qui ont filmé des violences commises par la police sont régulièrement harcelées après-coup.

Dans tous les cas, les personnes noires, elles, se sauront toujours assujetties à la même violence, l’espace public sera toujours un espace où elles seront illégitimes. La peur et le trauma régiront encore leur vie, leur condition sera la même.

Ajoutons, au sujet de ces images : qui les regarde ? Ce serait, peut-on lire, des images pour les Blancs, regardées par les Blancs, qui ne convaincraient que les Blancs. Lesquels découvriraient ce que les Noirs savaient de longue date. À nos yeux, ce n’est pas vrai.

Bien évidemment, il faut se demander pourquoi la vidéo de la mort de George Floyd circule – et pourquoi d’autres ne circulent pas, n’ont pas circulé auparavant. Cette question est indissociable de la structure par laquelle, dans l’espace politico-médiatique français, il n’y a aucun problème à reconnaître l’existence d’un racisme systémique aux États-Unis – dans la société en général, dans la police en particulier –, mais qu’il y a une impossibilité à le reconnaître dans les mêmes termes en France.

À la manifestation parisienne du 2 juin, toutefois, avec nous, il y avait des personnes racisées qui manifestaient pour la première fois contre les violences policières. Elles ont vécu depuis toujours le racisme, mais jusque-là n’étaient pas venues manifester. Moment historique où des images produisent quelque chose de nouveau – alors qu’au fond, rien n’a changé. Si ce n’est qu’il y a eu ces images, et la politisation qui les a précédées en même temps que la politisation qu’elles contribuent à produire. Les images sont elles aussi le produit de luttes, d’une accumulation de discours, de résistances qui font qu’elles sont désormais vues autrement.

Les pionniers de la lutte afro-américaines se sont saisis de la photographie

Il est vrai que les images de la mort de Noirs ont une histoire. Aux États-Unis en particulier, des photographies de lynchage et de meurtre, par exemple reproduites en cartes postales, ont abondamment circulé tout au long du XXe siècle. Cette diffusion servait à consolider un ordre racial : rappeler aux Blancs leur supériorité, rappeler aux Noirs leur infériorité, en même temps qu’instiller une culture de la peur et tuer toute velléité de rébellion.

James Baldwin a donné une saisissante description de cette constitution d’une subjectivité blanche. Dans sa nouvelle « Face à l’homme blanc », un petit garçon blanc est amené par ses parents à un lynchage, il voit un corps battu, brûlé, émasculé, déchiqueté en pièces, et il voit aussi l’effervescence collective que suscite la scène. « À ce moment, Jesse aima son père comme jamais. Il sentit qu’il lui avait fait subir une difficile épreuve ; qu’il lui avait révélé un grand secret qui serait pour toujours la clé de son existence. »

La clé de son existence en tant que Blanc : c’est par ce spectacle, au cours de ce spectacle et de sa répétition, que le Blanc devient Blanc. Bien plus tard, devenu assistant sheriff, alors qu’il n’arrive pas à avoir une érection, c’est le souvenir retrouvé de ce moment qui lui permet de bander à nouveau – et même, à ses yeux, de retrouver sa virilité perdue, de « faire [à sa femme] l’amour comme un nègre, tout comme un nègre. » Baldwin le rappelle : ordre racial, masculinité blanche, spectacle de la mort du Noir sont liés.

Mais ces images ont aussi une histoire de résistance, de lutte. Et si l’on veut rabattre l’histoire des lynchages sur les images de la mort de George Floyd, il faut le faire entièrement, dans sa dualité. On sait que les pionniers des luttes afro-américaines se sont saisis de la photographie pour documenter leurs vies, pour constituer une représentation de soi, pour produire leurs propres images et leurs propres récits en s’affranchissant de ceux produits par les dominants : ne plus être objet, mais sujet de la représentation.

On donne souvent l’exemple de W.E.B. Du Bois et des images qu’il avaient présentées à l’exposition universelle de 1900 à Paris. Pensons aussi à Frederick Douglass, et à de nombreux autres. Si, comme le pense Frantz Fanon, les Noirs sont dépossédés de leur image, le geste consiste bien à se réapproprier son image, en même temps qu’à construire une communauté et un mouvement collectifs.

Mais c’est le même W.E.B Du Bois qui, devenu rédacteur en chef de The Crisis, la publication de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People, fondée en 1909), tint à publier un grand nombre de photographies de lynchage – parfois avec des descriptions extrêmement détaillées des événements (cf., pour un exemple difficilement soutenable, le reportage sur le lynchage de Jesse Washington à Waco, Texas, en  1916). Pour le mouvement Noir, donner à voir la réalité et le nombre des lynchages était une stratégie à l’intérieur de la lutte contre le racisme.

Selon le chercheur Benjamin Balthaser, si ces images de lynchage circulaient massivement, elles « n’apparaissaient généralement pas en première page des journaux et magazines nationaux. […] En circulant subrepticement, ces clichés pouvaient demeurer incontestés, omniprésents et pourtant invisibles – et donc protégés de la critique publique. »

Publier au Nord des États-Unis ces images de meurtres commises au Sud, c’était aussi rappeler à une partie du pays ce qui se passait dans le reste du territoire, et lui rappeler des situations qu’elle avait choisi de ne pas voir. Le chercheur précise : « Le fait de placer de telles images dans la sphère publique officielle – à New York, où se trouvait le siège de la NAACP – était une façon de coopter leur utilisation par les Blancs, mais aussi de changer la teneur du discours sur le lynchage, et sur ce que ces images représentaient. Au fond, Du Bois retourna la tactique des Blancs contre eux, en montrant comment les images de lynchages pouvaient fonctionner non plus comme outils de terreur et de solidarité blanche mais comme instruments de dénonciation et de changement .»

Bien sûr, les stratégies de Du Bois ou de la NAACP datent d’il y a un siècle, dans un contexte différent – encore que… –, et elles n’ont pas à se répliquer à l’identique. Mais puisque la publication des images de George Floyd est inscrite dans l’histoire, il faut l’inscrire entièrement, avec toutes ses ambivalences, à l’intérieur de la domination et de l’asservissement, mais aussi de la résistance et de la lutte.

Il n’y a pas d’essence de l’image. Prenons une tristement célèbre photographie (de Lawrence Beitler) d’un lynchage, à Marion dans l’Indania, en août 1930. Photographie passée à la postérité car non seulement elle donne à voir le lynchage de deux hommes noirs, Thomas Shipp and Abram Smith, mais aussi la mise en scène du racisme et de la suprématie blanche par la photographie : un homme blanc au premier blanc désigne du doigt les deux corps suspendus à l’arbre. Le cliché, comme de nombreux autres, a été reproduit en carte postale et a circulé. Mais le même cliché a été utilisé par la NAACP, qui l’a reproduit dans le numéro d’octobre 1930 de The Crisis, comme une preuve, comme une arme dans la lutte, avec ce titre « Civilization in the United States ».

Même si ces images n’ont pas été produite dans un but de résistance, la question de leur diffusion ou non n’est pas aussi simple à régler. Un continuum est souvent tracé entre les photos de lynchage, les photos prises dans un contexte colonial d’humiliation et de torture, et les vidéos que l’on voit aujourd’hui. Ce n’est pas parce que les photos de lynchage ou de torture ont été prises par le colon, le maître, le Blanc ou le dominant qu’elles sont à jeter, qu’il n’est pas possible de leur faire dire quelque chose malgré tout, ou qu’il n’est pas possible de les utiliser – y compris contre ceux qui les ont prises, et contre les finalités qu’ils leur avaient données.

Il est possible de montrer la mort de George Floyd et de raconter sa vie

Nous avons pu lire que montrer George Floyd à terre, montrer les conditions de sa mort, c’était attenter à sa dignité. Argument à nos yeux réactionnaire.

Dans un entretien pour Mediapart, à une journaliste qui lui demandait si Qui a tué mon père était un moyen de redonner de la dignité à son père, Édouard Louis avait répondu : « Je n’aime pas la notion de “dignité”. Digne, ça veut dire faire bonne figure malgré les conditions matérielles d’existence et le problème ce sont les conditions matérielles d’existence. » La question n’est donc pas comment rendre George Floyd digne, mais comment faire en sorte qu’il n’y ait plus de Noirs qui meurent comme George Floyd ou comme Adama Traoré, qu’il n’y ait plus de Noirs qui meurent asphyxiés par la police.

Il y a une forme de mensonge à exiger de ne publier qu’une photo de George Floyd vivant, bien qu’elle soit extraordinairement forte et belle. Si nous connaissons son nom, s’il existe pour nous malgré sa mort, c’est bien parce qu’il a été tué par la police. Nous ne le connaissons par pour ce qu’il était avant, nous le connaissons pour ce qu’il est aujourd’hui : mort, tué par la police, un genou sur le cou, dans la rue.

(Par ailleurs, tout autant que les images de Noirs morts, les images de Noirs souriants et heureux s’inscrivent elles aussi dans une longue généalogie de l’histoire de la race et de ses représentations !).

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut montrer George Floyd que pendant les longues et douloureuses dernières minutes de sa vie – les deux ne sont pas incompatibles. Il est possible tout à la fois de montrer George Floyd et les conditions dans lesquelles il est mort, et de raconter sa vie, de dire qui il était, ce qu’il faisait, pour qui il était important, qui importait pour lui.

Mais refuser toute diffusion, quelle qu’elle soit, des circonstances dans lesquelles sont tués des Noirs sous prétexte qu’il faudrait les rendre dignes – dignes aux yeux de qui ? – revient purement et simplement, à effacer la condition noire. Ce ne sont pas des vidéos privées qui sont ensuite partagées, ce sont des Noirs qui meurent aux yeux de tous, dans l’espace public, en pleine journée : c’est cela la vérité du monde social et refuser que la vérité du monde social soit partagée, c’est participer à une mystification du réel, aux discours de dénégation qui pullulent dans notre société.

Quand on est Noir, le traumatisme, ce n’est pas seulement de voir un Noir se faire tuer par la police

La question de l’impact qu’auraient ces images sur la santé mentale  des Noirs est un des arguments les plus utilisés. Diffuser ces images reviendrait à ne pas prendre en compte la santé mentale des Noirs, mais c’est se tromper sur ce que sont la santé mentale et l’impact psychique de la domination que d’affirmer cela. Comme nous l’avons avancé plus haut, si ne pas voir la vidéo d’un Noir se faire tuer par la police rendait la vie des Noirs moins fragile, si ne pas regarder ces images rendait le monde moins raciste, cela se saurait.

Nous ne disons pas que ces images n’ont pas d’effets sur la santé mentale des personnes noires : si les images sont trop douloureuses à regarder, il n’y a pas d’obligation de les voir, et la douleur est telle qu’il faut parfois pouvoir s’en protéger. D’ailleurs, c’est une question importante : comment, en tant que minoritaires, essayer de trouver des moments de répit ? Comment trouver du temps, de l’espace ? Comment trouver des moments de respiration dans un monde qui vous asphyxie ? Mais ce ne sont que des moments de répit, rien d’autre.

Ce n’est pas seulement voir un Noir se faire tuer par la police qui est traumatisant, c’est aussi, quand on est Noir, se savoir soumis aux mêmes structures de domination. Ce n’est pas uniquement l’existence de l’image qui participe au traumatisme, c’est se voir mourir, voir mourir les siens, quand on voit un Noir être tué.

Il faut aussi le préciser : c’est bien l’absence de discours et de représentations sur leurs souffrances et leur condition qui participe à la dégradation de la santé mentale des Noirs, et des minoritaires en général. Cette dégradation s’explique par la domination matérielle qu’ils/elles subissent, et la domination symbolique qui l’accompagne : c’est-à-dire le monde qui nie ce qu’ils/elles vivent. Le monde persécute, torture, tue les Noirs puis leur dit qu’il ne les persécute pas, qu’il ne les torture pas, qu’il ne tue pas, et les disqualifie s’ils/elles prétendent le contraire.

Ce n’est pas ce que le monde montre de la souffrance des Noirs – il en montre si peu, pour ne pas dire rien du tout – qui traumatise les Noirs, mais c’est plutôt ce que le monde ne montre pas de la souffrance des Noirs qui détruit leur santé mentale.

Derrière cet argument de la santé mentale, il y a une volonté de refuser de voir le réel, réel beaucoup trop douloureux. Mais ne pas vouloir voir la réalité n’a jamais aidé personne, et encore moins protégé de la réalité. Précisons-le à nouveau : il  n’y a aucun impératif de voir la vidéo. Mais lutter pour la santé mentale des Noirs, c’est lutter contre les structures de domination racistes.

Antoine IDIER et Miguel SHEMA

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