BB : Les foules sont-elles toujours dangereuses ?
Mehdi Moussaïd : Elles peuvent l’être. Quand un grand nombre d’individus se retrouvent en foule, s’il y a une raison partagée, la raison va être amplifiée. Prenons par exemple la Coupe du monde de football. Une nouvelle positive fait que les gens se réunissent et dans ces rassemblements, les gens sont exagérément euphoriques. Les émotions s’amplifient positivement. Si les gens sont mécontents, la colère s’amplifie de la même façon et cela peut devenir dangereux et violent.
De la même manière, si les gens sont en colère contre une autre partie de la population, les gens peuvent en venir aux mains quand ils sont plusieurs alors qu’individuellement, ils n’auraient pas fait de mal. C’est valable pour le jugement. Si vous avez une opinion particulière et que vous rencontrez des gens qui partagent votre opinion, vous serez encore plus sûr de vous. Un exemple : le vaccin. Vous n’êtes pas sûr de l’utilité de la vaccination, puis vous rencontrez des gens qui pensent comme vous et enfin vous devenez militant de l’anti-vaccination.
Un mouvement de foule et un effet de groupe : est-ce la même chose ?
Dans un mouvement de foule, il y a une propagation et un effet domino. L’effet de groupe va au-delà de la propagation, c’est de l’amplification. Les deux choses sont différentes.
Comment une rumeur prend-elle ? Par quels mécanismes se renforce-t-elle ?
On ne sait pas exactement comment les rumeurs prennent. On étudie des milliers de rumeurs qui apparaissent sur Internet. Dans les années 70, c’était plus long et fastidieux. Edgar Morin, grand spécialiste de la rumeur, devait travailler en faisant des micros-trottoirs. Aujourd’hui, on a des programmes informatiques qui détectent quand une information se propage d’une personne à une autre. C’est très difficile de faire prendre une rumeur. Des graines de rumeur apparaissent tous les jours mais 95% du temps, la rumeur ne va pas se propager au-delà de 3 personnes. Pour les 5% restants, elle va toujours toucher un plus grand nombre de personnes, parfois des centaines de milliers. Sur les mécanismes, c’est souvent du au hasard. Ça dépend des premières personnes qui la reçoivent. Mais il y a aussi des tendances, les choses sensationnalistes auront plus de chance à se propager que les informations qui sont neutres.
Quelle est la principale conclusion que vous avez tiré de l’étude des foules sur internet ?
Sur Internet, les jugements ou les informations se propagent selon des chemins très particuliers. Pour qu’il y ait propagation il faut que les personnes se ressemblent un petit peu, ce n’est pas comme un virus. On voit émerger des groupements d’individus semblables. Les foules sur internet sont extrêmement structurées en communautés, on se connecte avec les gens qui nous ressemblent. Une information de droite ne va pas circuler dans un groupe de gauche par exemple, à part pour la critiquer. Ce sont des environnements en vase clos. On appelle ça de la polarisation, les gens qui ne sont pas d’accord se parlent de moins en moins et les gens qui sont d’accord vont être plus extrêmes.
En labo, nous avons fait une expérience simple en demandant à des personnes : « A votre avis, quelle est la hauteur de la tour Eiffel ? » Si on prend tous les gens qui ont donné des réponses semblables, ceux qui ont dit par exemple que la tour Eiffel fait 200 mètres et qu’on les met ensemble, ils vont être persuadés à la sortie que la tour Eiffel fait 200 mètres.
Autre exemple : on a travaillé sur le triclosan (biocide utilisé dans de nombreux produits de la vie courante) mais on ne sait pas si c’est dangereux, les études sont peu concluantes. Certaines disent que non, d’autres que oui. On a pris ces études et on les a fait circuler dans un groupe de militants anti-industrie pharmaceutique, à la fin on se retrouve avec la conclusion : « le triclosan est mortel, cancérigène ». Si on fait circuler les mêmes études au sein d’une communauté neutre, on aura : « le triclosan n’est pas dangereux ».
Les mensonges se propagent six fois plus vite que les vraies informations
Les manifestations en Algérie ou les mouvements des gilets jaunes sont-ils une source d’étude pour vous ?
Ce sont des moments intéressants. Concernant les gilets jaunes, c’est intéressant car c’est décentralisé, il n’y a pas de leader qui a dit aux personnes de se soulever. Mais la science, ça prend du temps. Là on commence tout juste à sonder les réseaux sociaux sur les 3-5 derniers mois pour voir comment a pu naître le mouvement des gilets jaunes et on aura des résultats à la fin de l’année. On connaît la transition entre personnes qui sont mécontentes et qui se connectent soudainement. Pour les gilets jaunes, on constate que cette transition s’est faite très rapidement. En Algérie, je ne sais pas dans quelle mesure c’est décentralisé, si le peuple a décidé seul ou s’il y a eu des poussées politiques.
Ces derniers jours, une rumeur a circulé sur les réseaux sociaux concernant une camionnette blanche conduite par des Roms et qui enlèvent des enfants entre Nanterre et Colombes. Cela a eu pour conséquence l’agression de deux hommes par un groupe de jeunes à Colombes en début de semaine. Cette rumeur vous surprend-elle ?
Il est frappant de voir à quel point elle ressemble à la rumeur d’Orléans. La rumeur d’Orléans, c’est des jeunes femmes qui disparaissent dans les cabines d’essayage de commerçants juifs. Ici, il s’agit des enfants qui disparaissent dans une camionnette blanche conduite par des Roms. A Orléans, dans les années 70, on en est venu aux mains, et à Colombes aussi. La seule différence c’est qu’on ne retrouve pas l’idée de complot dans l’histoire de la camionnette blanche ; à Orléans, il y avait l’idée que ça venait d’en haut.
Il faut savoir que quand les rumeurs se modifient, elles se transforment par rapport à ce que les gens veulent entendre, elles ont les préjugés des personnes qui les véhiculent. Une information se transforme dans un sens ou dans l’autre suivant les personnes qui la véhiculent. Sur les trente dernières années, ce sont souvent les Juifs, désormais les immigrés maghrébins ou les Roms qui sont concernés par les rumeurs.
Et puis, il faut aussi noter le fait que les informations sensationnalistes se propagent mieux, ça a une influence, les mensonges sont sensationnalistes et la vérité est moins sexy. Les fausses informations, les mensonges se propagent six fois plus vite que les vraies informations selon les études. Plus quelque chose est faux, plus il se propagera vite. Aussi, l’information a beaucoup tendance à se simplifier : sur le triclosan de nouveau, on donne beaucoup d’infos, complexes au début, mais au bout de trois personnes, le message a perdu 50% de son contenu et il s’est simplifié.
Pourquoi les rumeurs disparaissent puis réapparaissent-elles ?
La rumeur s’éteint comme un feu de forêt qui s’arrête. Mais ça reste un peu chaud, si un jour, il y a un coup de vent, la braise peut de nouveau reprendre. C’est la même chose pour une rumeur. On voit les infos qui se propagent d’amis en amis, un jour ça s’arrête. Puis l’info peut être reprise après plusieurs semaines ou mois et les gens avaient toujours ça en mémoire et donc soudainement ça reprend.
Propos recueillis par Latifa OULKHOUIR
Fouloscopie : ce que la foule dit de nous, Mehdi Moussaïd, HumenSciences Editions, janvier 2019