e Arnaud Dilloard n’a eu que peu de temps pour savourer sa victoire contre le ministère de l’Intérieur. Certes, sa boîte mail affiche quelques messages de félicitations et il garde en mémoire le souvenir d’une salve d’applaudissements. « J’ai toute la profession derrière moi », disait-il en décembre 2023, alors qu’il dénonçait les conditions d’accueil et de détention au commissariat de Bondy (Seine-Saint-Denis).

L’année dernière, les avocat·es du barreau de Seine-Saint-Denis (93) avaient saisi le tribunal administratif pour améliorer les conditions de détention au sein du commissariat de Bondy, dans lequel les entretiens entre avocat·es et détenu·es se déroulaient au milieu des toilettes. Depuis, le tribunal a ordonné au ministère de l’Intérieur de rénover les cellules.

Une victoire de courte durée. « On pensait avoir vu le pire à Bondy », souffle-t-il, nouveau dossier en main en plein cœur de l’été. Cette fois-ci, le barreau de Seine-Saint-Denis, qu’il représente, s’attaque aux conditions de détention observées au commissariat d’Aubervilliers.

Dans ces conditions, une nuit passée en cellule semble relever autant d’une forme de coercition physique que d’une privation de liberté

Lors d’une visite surprise organisée en octobre 2023, la bâtonnière y avait croisé trois mineurs entassés dans une cellule individuelle. La pièce ne fait pas plus de 1,40 mètre de largeur. On y dort parfois à même le sol, quand on le peut. « De base, les cellules sont trop étroites pour s’allonger », grince Arnaud Dilloard. « Dans ces conditions, une nuit passée en cellule […] semble relever autant d’une forme de coercition physique que d’une privation de liberté », tranche la bâtonnière, Stéphanie Chabauty, dans son rapport.

Depuis sa nomination à la tête des 639 avocats de Seine-Saint-Denis en 2023, la bâtonnière a multiplié les visites de commissariats et des centres de rétention : sept pour l’année 2023 sur les 26 commissariats situés dans le département. « La loi de 2021 [qui autorise les bâtonniers à visiter les locaux de garde à vue à tout moment – ndlr] m’a paru comme une vraie innovation et j’ai commencé les visites dès le premier mois où j’ai pris mes fonctions », explique Stéphanie Chabauty, qui nous reçoit dans son bureau.

Un combat de circonstance auquel la bâtonnière ne s’attendait pas, admet-elle de son propre aveu. « Je n’avais pas mis les pieds dans un commissariat depuis quinze ans », confesse l’avocate spécialisée dans le droit des mineur·es.

« C’est pourtant devenu l’un des combats signatures » de son mandat, qui devrait se poursuivre avec sa successeuse, qui prendra ses fonctions en janvier 2025. « Nous sommes en train de finaliser le dossier sur le centre de rétention de Bobigny », prévient Me Dilloard.

Parmi les avocats du département, qui peuvent directement alerter leur hiérarchie s’ils constatent des conditions de détention indignes, la nouvelle de la condamnation de l’État en décembre dernier a été reçue avec un « ouf de soulagement », constate l’un d’entre eux. « Tous les avocats sont contents », abonde Arnaud Dilloard. « Pour travailler dans le 93, il faut être un peu militant. »

« Un bras de fer » avec l’État

Mais cette victoire n’a pas fait que des heureux. Depuis le 13 février 2024, et une note de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne rattachée à la préfecture de police de Paris, la bâtonnière n’a plus le droit de prendre de photographies lors de ses visites.

La décision, prise localement, interroge. « On est les seuls à avoir ce privilège », ironise la bâtonnière. La note de service, qui n’a pas de valeur contraignante, a suffisamment été prise au sérieux pour unir le barreau des Haut-de-Seine, la Conférence des bâtonniers (qui rassemble l’ensemble des bâtonniers de France métropolitaine et départements d’outre-mer) et, bien sûr, le barreau de Seine-Saint-Denis. Les trois instances ont déposé un recours pour « excès de pouvoir » pour faire annuler le texte. « Sans photo, nous n’avons plus moyen de preuve », alerte la bâtonnière de Bobigny.

À la suite de la condamnation de l’État dans l’affaire du commissariat de Bondy, et de sa large reprise dans les médias nationaux, le ministère de l’Intérieur avait commencé à effectuer les changements demandés… Avant de stopper net le chantier une semaine plus tard. Résultat, si le local qui servait de cabinet médical et de lieu d’entretien avec les avocat·es a bien été déplacé, les travaux de rénovation des cellules se font toujours attendre, malgré la décision du tribunal administratif.

Nous sommes dans un bras de fer incroyable. L’équipe actuellement en place est sans foi ni loi.

Le Parisien, qui a annoncé l’arrêt du chantier en se faisant l’écho du mécontentement des policiers qui attendaient la rénovation du commissariat avec hâte, avance l’hypothèse du coût des Jeux olympiques pour expliquer la situation. « Cette histoire d’interdiction de photo est plus une question d’argent que de liberté publique à mon avis », juge également Stéphanie Chabauty.

Le barreau de Seine-Saint-Denis a déposé une requête devant le tribunal administratif pour percevoir les astreintes par jour de retard sur le chantier, soit 57 000 euros au début de l’été. Le ministère de l’Intérieur répond qu’il a déjà engagé des frais, notamment dans la commande de nouveaux matelas. « Nous n’avons pas vu la moindre couleur de début de chantier », s’insurge Arnaud Dilloard. « Avec le ministre de l’Intérieur [Gérald Darmanin, ministre sortant à l’époque où nous écrivons ces lignes – ndlr], nous sommes dans un bras de fer incroyable. L’équipe actuellement en place est sans foi ni loi. »

Dialogue rompu avec le procureur

« Notre but n’est pas d’attaquer l’État gratuitement. On aimerait simplement que chacun prenne ses responsabilités, et remettre de l’ordre dans la maison », ajoute l’avocat.

À l’échelle de la Seine-Saint-Denis, c’est l’attitude du procureur de la République, Éric Mathais, pourtant garant de l’état des commissariats, qui alerte. « Les bonnes conditions d’accueil et de détention ne sont pas réunies, et ça ne le dérange pas », dénonce Arnaud Dilloard.

Le procureur est décrit comme adoptant une « position souveraine, très méprisante », refusant de répondre aux sollicitations sur ce sujet. « Il est entre deux chaises, entre sa fonction et la position du ministère de l’intérieur. Cela peut être compliqué pour lui », tempère l’avocat. « Quel est son point de vue personnel sur le sujet des droits des gardés à vue ? Je n’en sais rien », indique la bâtonnière. Contacté, le procureur de Seine-Saint-Denis n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Avant la loi de 2021, la mission de contrôle des locaux de garde à vue incombait uniquement au procureur de la République. Ce dernier doit rédiger un rapport annuel. « Je n’en ai jamais vu la couleur », regrette Loïc Le Quellec, membre du conseil de l’ordre et visiteur délégataire depuis trois ans. « Je trouverais positif que ce rapport soit rendu public », ajoute-t-il. Le 1er août, il lui a adressé un courrier pour recevoir une copie de ces rapports de visite. Une nouvelle démarche pour le barreau du 93, qui promet de poursuivre ce combat.

Méline Escrihuela

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