LA MARCHE. La journaliste Nadia Hathroubi-Safsaf, 37 ans a décidé d’apporter sa contribution au trentième anniversaire de la marche pour l’égalité et contre le racisme. Elle sort un ouvrage, aux éditions sur les i, intitulé « 1983-2013, la longue marche pour l’égalité ». Elle s’interroge sur le devenir des revendications des marcheurs.
Pourquoi ce livre ?
L’idée de ce livre est née lorsque j’ai écrit mon premier livre sur l’immigration. Je discutais avec des gens lors de rencontres, je leur parlais de la marche et ils ne connaissaient pas cette histoire. Pour moi, c’est un événement mythique et j’ai grandi avec cette histoire.
La première fois que vous en avez entendu parler ?
J’étais au lycée, c’était en seconde, et je discutais en aparté avec ma prof de sciences économiques et sociales. Nous parlions de déterminisme social avec ces statistiques qui disent que quand tu es enfant d’ouvrier, tu as plus de chance d’être ouvrier que prof. J’étais choquée, moi qui croyais en l’égalité des chances. Ma prof très engagée, de gauche, m’avait dit que l’égalité, c’est difficile à obtenir. Elle m’a parlé de cette marche. J’ai essayé d’en savoir plus, j’ai obtenu des bribes d’information. Mais la première graine était plantée. En arrivant à la fac de Paris 8, ce sont les militants présents qui nous ont parlé de la marche en nous disant qu’on était des égoïstes et qu’on devait faire quelque chose du combat de nos aînés. Tout ça est resté dans un coin de ma tête.
Vous avez volontairement fait un ouvrage pédagogique ?
Je voulais mettre à la portée des gens cette histoire méconnue. Je me suis livrée à un exercice de transmission. La marche pour l’égalité et contre le racisme n’est pas enseignée à l’école alors qu’on y apprend la marche de Gandhi et de Martin Luther King. Les acteurs de la marche se sont tus. Ils se sont réveillés pour ne plus que leur parole soit confisquée. En plus, quand j’ai rencontré Toumi Djaïdja et le Père Delorme (NDLR : les initiateurs de la marche), ils n’avaient pas encore écrit leurs livres.
Vous élargissez à l’histoire des quartiers populaires ces trente dernières années, est-ce pour montrer que la marche n’est qu’un point de départ ?
Au début je m’étais dit que j’allais parler seulement de la marche, puis il m’a semblé plus pertinent de voir ce qui a avancé en trente ans. Je me suis par exemple demandé si Ni Putes, Ni Soumises, est une émanation de tout ça.
Le parallèle entre la vie en 1983 et en 2013 dans les quartiers populaires vous paraît-il pertinent ?
Il y a eu des évolutions. Oui on ne se fait plus tirer dessus car il y a trop de bruit, comme c’est arrive à la Courneuve en juillet 83 avec Toufik Ouannès. Les peines étaient très faibles. Aujourd’hui quelqu’un qui tue ne prend pas juste trois ans de prison. Mais les discriminations géographiques, au nom, au faciès existent encore. Déjà à l’époque, ils marchaient pour dire on est Français on veut être tous égaux, on veut arrêter les violences policières et que les crimes racistes soient punis. Mais les violences policières persistent. On marche encore et c’est une longue marche. Pour moi les marcheurs ne sont pas arrivés le 3 décembre. Ils le seront quand les discriminations cesseront.
Pourquoi la marche n’a pas abouti ?
Toumi Djaïdja n’est pas politisé. Il s’est arrêté quelques temps après la marche pour une histoire de braquage, qu’il dément avoir commis. Il n’est pas en mesure d’être ce leader car il a ses casseroles. Personne n’est très politisé. Ils ne sont pas dans la lutte politique. Djamel Attalah a un peu continué. Le « mouvement beur » a été récupéré car il n’y avait pas de leader et pas de volonté forte.
La seconde marche organisée par Convergence 84 était plus politisée et pourtant ça n’a pas plus abouti, pourquoi ?
Farida Belghoul, l’initiatrice, a eu une position ambigüe. Au départ, le message est « La France est comme une mobylette, pour avancer il lui faut du mélange « . Ce message ne souligne pas les différences et insiste sur la nécessité de vivre ensemble et de se mélanger. À l’arrivée à Paris, Farida Belghoul va fustiger les associations de soutien en leur assénant qu’elles sont loin des préoccupations des jeunes issus de l’immigration et qu’elles se sont conduites en « néo-colonialistes ». On est loin du « bien vivre-ensemble » prôné au départ. Clairement le mouvement n’a pas su fédérer et avoir un discours clair. Il y aura d’ailleurs, une autre marche qui elle aussi sera un échec en 1985. Ce sont ces occasions ratées qui vont permettre l’entrée en jeu de SOS Racisme et sa mainmise sur le mouvement antiraciste.
Quel est le rôle de SOS Racisme ?
Ils ont fait un hold-up. Longtemps, j’ai été admirative des militants puis j’ai appris leur vraie histoire. François Mitterrand voulait canaliser le mouvement. Il a eu peur de ces jeunes issus de la colonisation qui se mettent à revendiquer une place. D’un coup on sort de l’assistanat et de l’attitude de nos parents qui ne voulaient pas faire de bruit. Et puis Julien Dray et Harlem Désir avaient aussi des objectifs de carrière.
Qu’est-ce qui vous a frappée chez les marcheurs ?
Ils sont très simples et accessibles. Ils ont la volonté de partager cette histoire. Ce sont des personnes très humbles habitées par un idéal. Aucun n’a eu envie de se mettre en avant. Ils étaient idéalistes et cette marche était un acte désintéressé. Ils n’ont pas marché à titre individuel pour faire carrière mais pour le vivre-ensemble. Aujourd’hui ça n’existerait plus.
Comment avez-vous vécu la commémoration ?
Je fais une overdose. Je lis et j’écoute n’importe quoi. Certains journalistes disent que la marche est partie de Marseille, d’autres de Lyon. Il y a une cacophonie. Une association des marcheurs a été créée par Djamel Attalah, elle aurait dû être créée plus tôt pour encadrer toutes ces initiatives. On ne sait plus qui est légitime et qui ne l’est pas. Certains s’improvisent marcheurs. Le message n’a pas été visible.
Qu’avez-vous pensé du film « La Marche » ?
J’espère qu’il va amener des jeunes à aller chercher d’autres sources d’information. Il faut le prendre comme un film librement inspiré de l’histoire de la marche mais cela reste une fiction. Ce n’est pas un documentaire. La preuve, les personnages ont leurs noms changés. Si on y va pour découvrir la vraie histoire, on en sort forcément déçu.
Propos recueillis par Faïza Zerouala