#BESTOF Préfet du Val d’Oise, également président de la Fonda (laboratoire d’idées du monde associatif), ancien collaborateur de Jean-Pierre Chevènement et Jean-Paul Huchon, Yannick Blanc venait d’être nommé directeur de la police générale de Paris lorsqu’a éclaté la révolte des banlieues. Depuis son bureau, il livre son point de vue sur cet épisode, fort de son expérience dans la politique, dans l’administration et dans le monde associatif.
Le Bondy Blog : Au moment des révoltes urbaines de 2005, vous veniez d’être nommé à la police générale de Paris. Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ?
Yannick Blanc : D’abord, je dois préciser que la direction de police générale ne s’occupe pas de police. C’est une direction de police administrative : au sein de la préfecture de police, elle s’occupe de titres, de délivrances et d’autorisations (notamment, de titres de séjours pour les étrangers). J’ai néanmoins un souvenir très vif puisque, évidemment, pendant les réunions de direction que nous avions avec le préfet de police, on a parlé des émeutes. Bien qu’elles se soient déroulées en dehors du périmètre de compétence de la préfecture de police, c’était quand même des événements majeurs, qui ont nécessité la mobilisation de beaucoup de forces de sécurité.
Le souvenir que j’en ai, c’est celui d’une grande inquiétude, d’une grande difficulté à comprendre les racines du phénomène. Et en même temps, il faut le souligner, d’une volonté permanente, pour ne pas dire une obsession de tous les responsables policiers avec lesquels j’ai travaillé à l’époque, d’éviter l’aggravation de la situation. Dès le début des émeutes, la préoccupation permanente du préfet de police, du directeur général de la police nationale, c’était qu’à tout prix il n’y ait pas d’autres victimes.
Cet impératif explique, dans une large mesure, les tactiques de maintien de l’ordre qui ont été observées à l’époque. C’est-à-dire qu’on a préféré laisser brûler un certain nombre de bâtiments pour être sûrs de ne pas se trouver dans des situations où on risquait de faire des victimes parce qu’on aurait été dans des affrontements particulièrement intenses.
Le Bondy Blog : Faut-il parler d’ »émeutes » plutôt que de « révoltes » ou de « violences » ? Quel regard sur les habitants des quartiers est-ce que cela induit ?
Yannick Blanc : C’est une question importante. Le mot qu’on a employé à l’époque était le mot d’ »émeutes ». C’est celui qui s’est imposé. Pourquoi ce mot-là et pas un autre ? C’est difficile de parler de « révoltes » parce qu’une bonne partie des événements, des faits, des comportements n’étaient pas dirigés contre un symbole, un pouvoir. Il n’y avait aucune revendication dans ce mouvement. Lorsque des jeunes d’un quartier mettent le feu à un équipement dont ils sont les principaux bénéficiaires, on est dans un phénomène qui n’obéit à aucune finalité, à aucune rationalité. La violence exprime évidemment un malaise, du désespoir, le sentiment de leur part d’être discriminés, dépourvus de perspectives, d’avenir… tout a été dit depuis sur les causes de ce phénomène.
Le coeur du symptôme était là : c’était leurs propres équipements collectifs que les émeutiers détruisaient (bibliothèques, structures sportives…). Ces actes étaient donc absurdes de leur propre point de vue, non seulement pour les responsables de l’époque. C’est bien que ces jeunes ne ressentaient pas ces équipements comme leur étaient destinés. Ils s’en sentaient également exclus. Beaucoup de travail a été fait depuis pour adapter l’offre d’activités culturelles et éducative aux besoins réels, à la demande des jeunes.
Le Bondy Blog : En même temps, est-ce qu’il n’y a pas eu une révolte contre certaines icônes incarnant une marginalisation violente et une stigmatisation des jeunes des quartiers ?
Yannick Blanc : Si. On sait bien qu’au coeur de tout ça, il y avait une stratégie politique relative aux relations entre la police et la population, instaurée en 2002. Pour résumer les choses, à partir de 1997, après le colloque de Villepinte, Jean-Pierre Chevènement avait élaboré une stratégie dite de la « police de proximité ». Je connais bien cette stratégie, parce que j’étais l’un des membres du cabinet de M. Chevènement. Et parce que j’ai été l’un des inventeurs du mot « police de proximité ».
En 1996, j’ai été en tant qu’auditeur de l’Institut de hautes études de sécurité intérieure (IHESI), j’ai mené un travail d’enquête et de réflexion avec d’autres auditeurs sur les stratégies de prévention de la délinquance. Notre rapport concluait qu’il fallait dépasser l’opposition entre prévention et répression et organiser une continuité des actions entre les différentes formes de prévention (éducatives, situationnelles, etc.) et l’activité des services de police et de justice.
L’un des modèles, ou l’une des expériences dont nous nous étions inspirés pour faire cette proposition était celle de ce que, dans les pays anglo-saxons, on appelle le « community policing ». Dont l’expérience la plus ancienne est américaine, mais dont on trouve des exemples en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas (du moins, c’était vrai à l’époque). Nous avons choisi de traduire le mot « community policing » par « police de proximité ».
Cette stratégie a été développée jusqu’en 2002. Après cette date, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, a axé sa politique sur une rupture avec cette stratégie. Il a limogé le directeur départemental de la sécurité publique de Haute-Garonne, à Toulouse (qui avait été membre du cabinet de Jean-Pierre Chevènement et qui avait mis en oeuvre dans son département les stratégies de police de proximité).
Sarkozy avait à l’époque caricaturé cette stratégie en dénonçant publiquement le fait que les policiers jouaient au foot avec les délinquants. Il a réduit la police de proximité à ça. Elle comportait un volet d’amélioration des relations entre la police et la population mais évidemment, elle avait une visée stratégique plus large. À ce moment-là, le ministre de l’Intérieur a joué une stratégie de la tension. C’étaient les déclarations sur la « dalle d’Argenteuil », sur les « racailles » à Sarcelles avec le « kärcher »… Symboliquement, il a créé une stratégie de la tension, qui a évidemment contribué à dégrader les relations entre la police et la population dans ces quartiers, qui n’ont jamais été faciles. Je pense que c’est un des facteurs de cette situation d’émeutes.
Même si le mot « police de proximité » n’a pas été réemployé depuis, la police a tourné le dos à cette stratégie avant même la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy et a commencé à essayer de reconquérir le terrain des relations entre la police et la population. ça a été un travail de tous les jours. Après les événements de 2005, il y a eu ceux de Villiers-le-Bel en 2007. Et ces événements ont montré aux responsables policiers de tous niveaux que si on ne faisait pas le travail nécessaire pour pacifier les relations entre la police et la population, ce travail était impossible. On ne pouvait pas faire du bon travail policier, c’est-à-dire réprimer la délinquance et, autant que possible, la prévenir, si les policiers étaient comme en terre hostile, en terrain étranger. Il fallait donc se redonner la possibilité d’avoir une présence policière normale, pas uniquement défensive dans les quartiers.
Aujourd’hui, ce que nous faisons dans les zones de sécurité prioritaire comporte toujours un volet de grande attention portée à la qualité des rapports entre la police et la population. C’est une des caractéristiques des événements de cette époque mais je pense que c’est important, parce que cette question n’est jamais facile ni évidente, et qu’elle demande un travail permanent.
Le Bondy Blog : Quel bilan faites-vous après 35 ans de politique de la Ville ?
Yannick Blanc : C’est compliqué de faire un bilan de la politique de la Ville parce qu’il faut mettre en regard les actions qui ont été menées et la façon dont la société a évolué entre temps. On a identifié et on a résolu un certain nombre de problèmes. On a fait évoluer notre perception et notre conception de beaucoup de choses dans la politique urbaine, dans la politique de formation, dans la prévention de la délinquance… et en même temps, les problèmes de la société ont changé, les inégalités se sont aggravées, les phénomènes notamment de communautarisme se sont accentués… on ne peut pas, d’un trait de plume, tirer un bilan.
Je vais, moi, simplement me baser sur ce que je vois ici, dans le Val d’Oise. Beaucoup de moyens ont été consacrés à la politique de la Ville. Le sentiment de relégation, pour reprendre l’expression utilisée à son époque par Jean-Marie Delarue, qui a été ressenti dans les quartiers a été en partie surmonté. Les questions d’accessibilité, de présence des services publics, les efforts faits dans le domaine éducatif dans les ZEP… on a remédié dans une large mesure à toutes les faiblesses qu’on avait identifiées dans les années 1990 dans les politiques publiques dans ces quartiers.
Les opérations de rénovation urbaine lancées à partir de 2005 par Jean-Louis Borloo ont eu un effet de levier absolument considérable. Ici, dans le Val-d’Oise, il suffit d’aller déambuler quelques heures dans les communes qui ont connu les opérations de rénovation urbaine les plus importantes pour mesurer l’effet de ces opérations. Je pense notamment à Garges et à Villiers-le-Bel. Dans ces communes, on peut comparer à quelques centaines de mètres les quartiers qui ont été rénovés et ceux qui ne l’ont pas été. On comprend alors toute l’importance de cette politique, qui n’est pas seulement une politique de béton, de démolition/reconstruction, mais une politique de conception de la ville. De circulation. De disponibilité des services. De mixité sociale.
Qu’est-ce que la politique de la Ville ? C’est la politique qui consistait à remédier aux conséquences de la concentration de la population la plus pauvres dans des quartiers. La politique de construction de logements dans l’après-guerre a amené à une concentration de populations qui ont été ensuite les premières victimes de la crise économique et de la montée du chômage. Il a donc fallu remédier à ces conséquences. Aujourd’hui, la politique de la Ville est une politique de prévention, de service public et d’aménagement urbain au sens où on restructure des logements -on en construit.
La politique de la loi SRU (obligation faite aux communes de construire 25% de logements sociaux partout) est une politique visant à mettre fin à la concentration de logement social dans certains quartiers. Aujourd’hui, chaque fois qu’on construit un ensemble immobilier, on y inclue du logement social. Dans la durée, on va en quelque sorte diluer (ça prendra du temps, ces quartiers sont immenses) mais le but est de mettre fin à l’existence de quartiers d’habitat social, qui a été une solution à une crise aiguë du logement à une certaine époque mais qui n’est plus pertinente aujourd’hui.
Et en même temps, cette politique n’est pas si simple parce que les gens qui habitent ces quartiers y sont attachés, quelles qu’aient été les difficultés de leurs conditions de vie dans ces quartiers. Ils le disent en toutes circonstances. On a besoin de trouver la ligne de crête entre la nécessité d’éviter les concentrations de problèmes et le fait que ces gens sont chez eux et n’ont pas envie d’en être chassés. On l’a bien vu quand on a commencé à faire des opérations de démolition, elles étaient très mal perçues par les habitants de ces quartiers. On a depuis beaucoup nuancé et affiné cette politique.
Le Bondy Blog : Et ici, à Cergy, la ville a beau être presque entièrement « nouvelle »…
Yannick Blanc : … il y a déjà des quartiers qui ont été démolis puis reconstruits, oui. Le quartier le plus emblématique de cette politique est la Croix-Petit, surnommé à un moment donné la Colombie. C’était un lieu de concentration incroyable de trafic de stupéfiants. L’espace urbain était sous la domination du deal. Le quartier a été démoli et reconstruit, avec du logement social, mais conçu autrement, intégré autrement à la ville, et c’est une opération intéressante, exemplaire dans cette évolution.
Le Bondy Blog : Quel regard portez-vous sur la manière de travailler des élus sur ces questions, vous qui avez aussi une expérience dans le monde associatif ?
Yannick Blanc : C’est difficile de faire des généralités, parce que tous les élus n’ont pas les mêmes comportements et les mêmes stratégies. Mais il y a une chose qui s’impose absolument, c’est qu’il n’y a pas de politique possible dans les quartiers sans un partenariat fort et continu avec le monde associatif. Il y a dans les associations une expertise, un savoir-faire, une capacité d’agir, une capacité d’être en relation avec la population qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Une partie de la vie associative est l’émanation des habitants de ces quartiers, capables d’entreprendre, de prendre leurs affaires en main, d’élaborer des solutions. C’est vraiment une dimension clé de la politique de la Ville.
Le Bondy Blog : Quelles sont, selon vous, les trois priorités à engager dans les quartiers dans les prochaines années ?
Yannick Blanc : Dans les contrats de ville il y a toujours beaucoup de domaines, mais il y a quand même des choses qui reviennent. Il y a tout le travail qu’on fait dans le secteur éducatif. On a assisté ces dernières années à un grand changement de comportement des communautés éducatives. Les équipes d’enseignants des écoles, des collèges et des lycées sont aujourd’hui en demande de partenariats avec d’autres acteurs du monde éducatif (associations…). Il faut encourager ce travail. L’idée que le monde de l’éducation nationale devrait se replier sur lui-même est une idée dépassée.
Une deuxième priorité, extrêmement préoccupante et qui va demander beaucoup d’intelligence de la part de beaucoup de gens : toutes les problématiques de santé publique. Il y a un problème d’accès aux soins dans les quartiers, de conditions d’exercice de la médecine (y compris des problèmes de violence, de délinquance…), de démographie médicale et d’évolution des pathologies. Les grandes questions de santé publique dans les quartiers populaires sont des maladies chroniques. C’est l’obésité et le diabète. Il y a cinquante ans, la priorité était de vacciner contre la tuberculose. C’est une politique publique qui a porté ses fruits, elle est derrière nous. À présent, on a d’énormes problèmes de santé publique (d’accès aux soins, de comportements, de prévention). Et des problèmes compliqués de santé mentale dans les quartiers : on est mal équipés et mal structurés pour y répondre.
Troisième priorité : politiques d’accès au marché du travail, soutien à l’emploi et soutien à la création d’entreprise. Aujourd’hui, sur ces enjeux-là, nous avons un catalogue de dispositifs et d’initiatives extrêmement large. Et illisible. Beaucoup de gens agissent pour lutter contre le chômage des jeunes, mais tout cela est pour l’instant totalement désordonné et illisible pour les jeunes. Il faut que nous travaillons avec les services de l’État, les collectivités locales, le réseau associatif, le monde des entreprises… pour redonner à tous ces outils de la cohérence et de la lisibilité.
Le Bondy Blog : Peut-on prévoir dans quel état seront nos banlieues en 2030 ?
Yannick Blanc : Ce sont des questions auxquelles on ne répond pas en cinq minutes, il faudrait se livrer à un véritable exercice de prospective. Quant aux pouvoirs publics, il ne faut pas confondre ce qui se passe au niveau de la représentation et l’action publique dans son ensemble, qui est moins caricaturale que ce que vous dites.
Oui, il y a plusieurs scénarios possibles pour les quinze ans qui viennent, puisqu’il y a des tendances qu’on voit à l’oeuvre. Une tendance à la fragmentation (communautarisme, fuite de la scolarisation des enfants), et des tendances à la fluidité (plus grande mobilité sociale, diversification des modes d’entreprendre, des statuts d’emploi…). Je vais caricaturer les choses, mais cette approche schématique invite à un travail plus approfondi. Voilà les deux scénarios extrêmes :
Le premier, c’est la fragmentation intégrale de la société, où l’on aura des ghettos de riches, des communautés ethnico-religieuses repliées sur elles-mêmes et une société de la concurrence généralisée, où les individus seraient principalement dans une attitude défensive. C’est un risque qui existe, dont il y a des germes dans la société d’aujourd’hui. Il ne faut pas le sous-estimer. Quand aujourd’hui, nous déployons tout un dispositif de lutte contre la radicalisation, nous sommes bien en présence de ce type de phénomènes.
Le deuxième scénario est le plus positif, où le projet du Grand Paris réussirait complètement. L’essence de ce projet, c’est la disparition des banlieues. C’est la construction d’une métropole urbaine avec plusieurs centres, avec une grande fluidité dans les transports, avec des zones d’habitat et d’activité économique qui sont réparties partout. On sort alors de la structure concentrique qui a toujours été celle de Paris et de la région parisienne depuis des siècles. Si on réussissait ça, il n’y aurait plus de «banlieues» d’ici quinze ans. Il y aurait des villes, des pôles, du logement, de l’habitat, du travail, de la culture répartis sur le territoire de la métropole, et il n’y aurait plus de «banlieues».
Voilà les deux scénarios très schématiques qu’on peut avoir en tête. On peut bien sûr construire des scénarios intermédiaires entre les deux mais aujourd’hui, je pense que ce sont les principaux termes que nous avons devant nous. Donc, à nous de dire «qu’est-ce qui nous reste à faire pour empêcher la fragmentation de la société; qu’est-ce qui nous reste à faire pour réussir l’évolution de la métropole du Grand Paris». Je crois que ce sont des questions fondamentales.
Propos recueillis par Louis Gohin