« Vous voulez un sucre ? » À quelques pas du Tramway 1 et du terminus de la ligne 5, Ali tend un café à un client. Le snack dans lequel il travaille voit passer des centaines de voyageurs qui seront sans doute en difficulté demain à cause de la grève. Jeudi 19 janvier, une large mobilisation est attendue contre la réforme des retraites à l’appel de l’ensemble des organisations syndicales.
« Je ne peux pas manifester demain parce que j’ai besoin de travailler », regrette Ali. La cinquantenaire est employé en CDD dans ce snack ambulant depuis quelques mois, il ne se fait pas beaucoup d’illusion sur la retraite qu’il l’attend. « J’ai l’impression de m’être sacrifié toute ma vie pour que mes enfants vivent bien. Mais au final, je ne suis même pas sûr qu’ils auront une retraite », déplore-t-il.
Le projet de loi du gouvernement sur les retraites prévoit de passer l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans d’ici à 2030. En parallèle, la réforme vise à allonger la durée de cotisation pour la porter graduellement à 43 ans d’ici à 2027.
La Première ministre vante une réforme « juste » favorable aux personnes modestes. Un message qui peine à convaincre. Les instituts de sondages notent une hausse des Français s’opposant à la réforme, 66 % pour la dernière enquête d’opinion commandée par BFMTV.
Une réforme largement rejetée
« La retraite est censée être le moment où on pense à nos petits-enfants. Mais là, si je pars plus tard, ma plus grande préoccupation sera ma santé », anticipe Ali. Employé en intérim, parfois dans des conditions éprouvantes physiquement, il craint pour l’avenir. D’après l’Insee, 29 % des hommes les plus pauvres sont déjà morts à 64 ans.
« Je connais beaucoup de gens qui sont morts peu de temps après avoir pris leur retraite », observe Brahim, habitant de Bobigny. À 74 ans, il est aujourd’hui à la retraite après avoir exercé la profession d’agent d’entretien dans un hôpital. Lui non plus n’ira pas manifester demain pour des raisons de santé. « Il faut que les gens aillent manifester », enjoint Brahim tout en faisant part de ses réserves sur l’issue des manifestations, « je ne suis pas sûr qu’ils seront entendus ».
Je suis en arrêt maladie parce que je suis physiquement cassée
Même résignation chez Nadia, femme de ménage en arrêt maladie depuis plus d’un an. « Je suis persuadée que le gouvernement passera en force sur cette réforme », lâche la femme de 61 ans. Chargée de deux gros sacs de médicaments, Nadia fait part de ses appréhensions concernant sa propre retraite : « Aujourd’hui, je suis en arrêt maladie parce que je suis physiquement cassée. Je sais que je ne vais pas pouvoir retravailler 8 heures par jour dans un hôtel pour faire le ménage. »
« Si j’avais 20 ans de moins, je ferais tout péter »
Nadia craint de ne pas pouvoir partir à la retraite à taux plein, faute d’avoir tous ses trimestres. Demain, elle n’ira pas manifester à cause de son état de santé, mais « si j’avais 20 ans de moins, je ferais tout péter », s’exclame-t-elle, remontée. « Entre l’inflation et la réforme des retraites, j’ai le sentiment que c’est toujours les plus précaires qui prennent », estime-t-elle.
Un sentiment d’injustice renforcé par une récente étude d’Oxfam qui indique qu’une taxe d’à peine 2% de la fortune des milliardaires français suffirait à financer le déficit attendu des retraites.
De son côté, Madeleine, retraitée de 65 ans, porte un œil plus clément sur la réforme : « Je trouve ça bien qu’ils revalorisent les petites retraites ». Le gouvernement a, en effet, annoncé qu’il augmenterait les pensions de retraite des plus modestes à 1 200 euros, soit 85 % du smic. Mais cette revalorisation concernera seulement les carrières complètes et s’appliquera pour un nombre restreint de personnes.
Madeleine, ex-comptable, aimerait que le Parlement prennent avant tout en compte la pénibilité des métiers dans le calcul des retraites. « Mon mari a travaillé dans des emplois manuels et cela n’a pas été pris en compte dans le calcul de sa retraite. Aujourd’hui, il touche une toute petite pension », explique-t-elle.
Pour les plus précaires, la réforme n’est pas toujours une priorité
Si la majorité des personnes rencontrées ne comptent pas se rendre à la manifestation de demain, le rejet est palpable. Pour d’autres, comme Nordine, cette réforme apparaît trop loin de la réalité de son quotidien. « Je ne sais même pas si je serai encore en vie, je ne pense pas », souffle cet homme de 44 ans, juché sur son vélo.
Nordine a exercé des petits jobs ici et là, « au Leclerc ou Game Score » mais a aussi fait « beaucoup d’aller-retours en prison ». Aujourd’hui, il est suivi par un SPIP (agent du service pénitentiaire chargé de l’insertion) et espère trouver un travail.
À partir d’un certain âge, la recherche d’emploi reste une gageure en France. Selon la Dares, en 2021, 56,1 % des 55-64 ans sont en emploi, le pourcentage baisse à 35,5 % pour les 60-64 ans. Aujourd’hui, ce sont près de 900 000 personnes de plus de 50 ans qui pointent chez Pôle emploi.
Héléna Berkaoui, Dounia Dimou, Hervé Hinopay