« La plupart des gens qui manifestent aujourd’hui sont issus de la classe moyenne, nous, on n’y est pas. » Ces mots de Steve, habitant de Champigny-sur-Marne et co-fondateur de Money Time Podcast, résument assez bien un sentiment général selon lequel la mobilisation contre la réforme des retraites ne mobilise pas vraiment les personnes issues de quartiers populaires.
Les hypothèses et les interrogations fusent de toutes parts, cristallisées autour de la récente intervention de Pascal Praud. Le 20 mars dernier, le présentateur de l’Heure des pros sur la chaîne CNews s’est fendu d’une saillie dont il a le secret et qui a fait couler beaucoup d’encre. « Où sont les Français issus de l’immigration depuis 2 mois ? Sur cette réforme, ils ne sont nulle part, je ne les entends pas. […] J’ai l’impression que c’est la France blanche, où sont les banlieues ? », s’est-il insurgé.
Au-delà de cette sortie, l’absence des classes les plus populaires dans les manifestations contre la réforme des retraites est-elle une réalité, et comment peut-elle s’expliquer ?
Déjà cette absence au cœur du mouvement est toute relative. Certaines branches professionnelles sont particulièrement mises en avant ces dernières semaines. À l’image des éboueurs de la capitale qui se sont lancés dans un mouvement de grève historique. Les travailleurs de la propreté, du bâtiment ou du rail sont aussi présents dans les cortèges syndicaux. Des professions pénibles et mal rémunérées exercées majoritairement par des personnes issues des classes populaires
Ce à quoi le présentateur de CNews fait plutôt référence semble être la composition des manifestations spontanées qui ont essaimé dans les rues de Paris plusieurs soirs d’affilée. Et probablement plus à la non-mobilisation des jeunes des quartiers populaires. Mais là encore, difficile d’affirmer la présence ou l’absence de jeunes « des banlieues » en se basant sur l’apparence des manifestants. Pourtant l’idée fait son chemin.
Les jeunes des quartiers absents des cortèges ?
Le débat agite les réseaux sociaux, Twitter notamment. Les internautes sont partagés entre différents discours, mais les opinions se rejoignent. À la question : « Pourquoi les jeunes des quartiers ne manifestent-ils pas ? », il y a des réponses plus ou moins évidentes.
Les premières dans la liste sont les violences policières. « C’est trop facile d’accuser les gens et de dire qu’ils ne veulent pas prendre part aux manifestations. Mais si toutes les manifestations qu’ils ont tenu ont fini de la même manière, c’est compréhensible qu’ils ne manifestent pas », affirme Franck, 28 ans, originaire de Bois L’Abbé à Champigny-sur-Marne. Lui s’est mobilisé en 2010, déjà, contre la réforme des retraites. Une expérience qui l’a échaudé. « On s’est fait tabasser par la BAC de Champigny », a-t-il témoigné sur les réseaux.
L’argument des violences policières ne sort pas de nulle part, pourtant il ne fait pas consensus. Ces violences sont surreprésentées dans les quartiers. Et les dernières manifestations ont été particulièrement brutales.
« Je ne pense pas qu’ils découvrent les violences policières […] mais ils découvrent le fait de se faire agresser par la police sans réel motif, juste parce qu’ils manifestent. Je pense qu’il y a une volonté du gouvernement de dissuader les gens à manifester », avance Franck.
Les classes populaires n’attendent plus rien de la politique institutionnelle
L’état actuel de la scène politique en France est aussi une réponse mise en avant. « La classe moyenne sent qu’elle bascule vers la précarité, on la dépossède de son pouvoir d’achat, de son droit à la retraite et de plein d’autres choses, observe Steve, le co-fondateur de Money Time Podcast. Aujourd’hui, des gens issus de cette classe nous demandent de nous rallier à eux, car cela nous concerne aussi. On ne dit pas le contraire. Mais nous ça fait longtemps qu’on a perdu espoir. »
Pour des populations plus affectées par le chômage est la norme, les emplois précaires et les carrières hachées et tardives, la retraite est un horizon lointain qui parait inatteignable pour beaucoup. De nombreux travaux sociologiques ont, par ailleurs, démontré que la participation politique est favorisée fortement par la détention de capitaux (économique, social et culturel).
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« Je vais manifester, oui, mais à reculons », témoigne de son côté Yassine, 25 ans, qui a vécu « entre le 77 et le 93 » et réside désormais à Paris. « Je sais que ce n’est pas ma place et que parfois, c’est une perte de temps. La manifestation n’est pas pensée pour que, moi, j’y gagne quelque chose. »
Lassitude, sentiment d’abandon, colère et résignation sont les sentiments qui prédominent chez certains jeunes. Un sentiment toujours plus prégnant à chaque élection qui voit le taux de participation s’effondrer dans les villes populaires.
Pour Olden Snake*, 37 ans, les jeunes de banlieues ont déjà donné dans les manifestations, sans en sortir gagnants. « Les banlieusards se révoltaient et il leur est dit que le soutien revenait aux forces de l’ordre », lâche-t-il, en référence aux révoltes urbaines de 2005. « C’est plus notre tour d’être dans la rue, nous, on a assez donné », renchérit Steve.
Des femmes de quartiers populaires n’osent pas manifester
Certaines femmes issues des quartiers populaires craignent aussi de se rendre en manifestation. Elles considèrent que c’est « trop risqué » à cause de leur apparence. C’est le cas de Nico Robin* qui ne manifeste pas par peur du danger auquel peut s’exposer une femme qui porte le voile lors de ces rassemblements.
Je ne me sens pas concerné par la mobilisation, les modes d’action… Ce n’est pas mon monde à moi
Pour autant, si ces émotions sont bien présentes, elles restent à nuancer. « Je sais qu’on peut nous reprocher de penser comme ça, mais j’ai l’impression que ce ne sont pas mes enjeux. Je me sens concerné par la réforme parce que je le suis. Mais je ne me sens pas concerné par la mobilisation, les modes d’action… Ce n’est pas mon monde à moi », exprime Ömer, 23 ans, étudiant en sociologie, qui vit Antony (92).
« Il y a des choses qui me touchent dans mon corps ou dans ma vie, ajoute-t-il. Les enjeux nationaux sociaux me parlent moins parce qu’ils sont souvent portés par des mouvements qui me voient comme un “sujet” et qui se posent la question de ma présence – “on fait quoi d’eux?” – ou de mon absence – “pourquoi ils ne sont pas là?”. »
Un débat révélateur sur la figure du « jeune de banlieue »
Les réalités pratiques sont aussi à prendre en compte. La plupart des manifestations ont lieu à Paris intra-muros, ce qui augmente le temps de trajet pour celles et ceux qui viennent de banlieues. À plus forte raison les jours de grèves de la SNCF et de la RATP qui coïncident avec les manifestations.
Par ailleurs, décréter que les personnes issues des quartiers ne sont pas présentes pose aussi un problème. Il n’y a à ce jour aucune façon de mesurer cette absence. C’est donc non pas leur absence physique en tant que telle qui gène, mais l’effet de leur absence. « Dans l’imaginaire collectif, “mec de banlieue” équivaut à plus de violence », résume Franck.
Une séquence sur BFMTV en dit long sur cet imaginaire. Un journaliste de la chaîne d’informations en continu a affirmé, sur la base de sources préfectorales, que des « jeunes de banlieues » auraient rejoint les « black bloc ». Sur le plateau, la journaliste, Nora Hamadi, a interrogé cette affirmation : « Comment la préfecture de police sait que ce sont des gens issus de banlieue parisienne ? (…) De qui on parle quand on parle de banlieusard, sur qui on jette l’opprobre en disant que ce sont des banlieusard ? (…) Ça renvoie aux émeutes urbaines, ça renvoie à l’imaginaire qu’on se fait des banlieusards. »
Les quartiers populaires sont pris en étau, peu importe leur échelle de mobilisation, celle-ci sera récupérée politiquement. Leur absence ou leur présence dans les manifestations actuelles et à venir ne devrait plus être interrogée ni épiloguée afin de leur laisser l’espace suffisant pour dessiner leurs propres trajectoires politiques.
Hajar Ouahbi et Diakoumba Diaby
Crédit photo / Rémi Barbet