« À neuf ans, j’ai failli crever à Robert-Debré. D’après l’médecin, mon corps était torturé. D’après la mif’ [la famille – ndlr], c’est rien, juste un sort du bled. » La prose du rappeur Dinos en dit long sur le rapport qu’entretiennent certain·es habitant·es des quartiers populaires, issu·es de l’immigration, avec la médecine occidentale, notamment la psychiatrie.
Une schizophrénie vue comme une possession satanique, une dépression comme la conséquence du mauvais œil : les troubles psychiques peuvent être sujets à de nombreuses interprétations suivant la culture ou l’histoire de la personne qui en souffre. « J’entendais des voix, pensais que mon mari était du FBI et m’espionnait, je me pensais prophétesse… », confie Nabila, 42 ans, diagnostiquée bipolaire et schizophrène il y a deux ans. L’architecte, native d’Alger, a vécu quelques années en France avant de suivre son compagnon aux États-Unis.
Le couple s’installe dans un quartier blanc de Philadelphie, et le racisme subi par sa fille métisse est un « déclencheur » de sa crise de schizophrénie. Nabila multiplie les fugues, disparaît du domicile familial durant des jours, errant sur les routes américaines, au point de faire l’objet d’un avis de recherche par les autorités, puis enchaîne aussi les séjours à l’hôpital. « C’est quand j’ai commencé à guérir que ma folie m’a sauté aux yeux », confie-t-elle.
Pour celles et ceux qui se retrouvent porteurs d’histoires familiales traumatiques, déchiré·es entre plusieurs cultures, il y aurait deux options : d’un côté la médecine conventionnelle, et de l’autre les marabouts, les imams ou les rituels censés amener à la guérison.
La psychiatrie transculturelle tente d’apporter une réponse, avec pour souci de ne pas renvoyer dos à dos la médecine dite traditionnelle et les croyances des personnes atteintes par des troubles. Appelé aussi « ethnopsychiatrie », ce domaine de recherche introduit en France au milieu du XXe siècle par Georges Devereux et son disciple Tobie Nathan s’intéresse aux désordres psychologiques en prenant en considération le contexte culturel du patient.
Profondément liée à l’anticolonialisme, l’« ethnopsychiatrie » postule que la « psychiatrie » possède son équivalent dans chaque culture. Elle invite à étudier les prises en charge de ces troubles dans ces groupes culturels et à ne plus les considérer comme des traditions archaïques.
En complément d’un suivi déjà existant
« Les prières et les rites vont venir en complément des médicaments. On ne dit pas aux personnes d’abandonner leurs pratiques, elles peuvent les poursuivre, mais on leur dit de ne pas arrêter leur traitement », raconte Amalini Simon, psychologue clinicienne à l’hôpital Avicenne, à Bobigny, et à la Maison de Solenne des adolescents de l’hôpital Cochin, à Paris.
Elle souligne que le suivi transculturel se fait en complément d’un suivi déjà existant et qu’une telle prise en charge ne peut se faire que si le ou la soignante parvient à « se décentrer ». Une démarche initiale indispensable pour être en mesure d’accueillir les témoignages des patient·es. Parmi les causes de certains troubles, il peut y avoir « les difficultés liées au fait de se construire entre deux langues, entre deux cultures », a constaté la psychologue.
Une difficulté dont témoigne aussi le docteur Stéphanie Palazzi, responsable de l’unité de clinique transculturelle à Créteil, où existe un service de consultation transculturelle créé en 2001, initialement pour accueillir les duos mères-bébés en situation de migration. Au fil du temps, les consultations se sont ouvertes aux enfants et aux adolescent·es ayant un parcours en lien avec l’exil et à leur famille. « Lorsque nous les accueillons, nous disons à nos patients que le fait de venir d’ailleurs et d’être entre deux cultures est une expérience singulière, parfois douloureuse, et que c’est pour cela qu’une consultation dédiée existe. »
Chaque mercredi, la psychologue Mercedes Di Chiara Fernandez anime un groupe de parole de jeunes femmes qui se trouvent « mises en tension » entre la culture française et leur culture d’origine. « Le confinement, avec le huis clos familial, a eu un fort impact dans leur vie et a rendu plus urgentes des questions sur le rôle auquel elles sont assignées en tant que filles, explique la psychologue. Pour certaines, leurs parents n’envisagent que le mariage au sein de la communauté. Pour d’autres, la pression familiale porte sur le choix d’études perçues comme prestigieuses. »
Afin de prendre en compte au mieux la double culture, les consultations peuvent se dérouler avec un ou une interprète formée à la médiation culturelle, qui peut être amenée à éclairer les soignant·es sur le contexte culturel du pays d’origine, où la place des aîné·es, notamment des parents, peut prendre le pas sur le développement individuel des enfants, notamment des femmes.
« Ces parents, très attachés à leurs origines, n’acceptent pas qu’elles fassent leurs propres choix professionnels et se construisent en dehors de la communauté. Ces jeunes femmes n’osent pas toujours s’opposer aux adultes et le groupe de parole leur offre la possibilité d’avoir un lieu multiculturel pour parler de choses difficilement partageables ailleurs, notamment la question de la féminité, de la place de la femme dans la société, de la sexualité… »
Les patient·es en proie aux problèmes psychiatriques ou psychologiques font aussi face à une immédiateté de l’explication plus ou moins rationnelle de leurs symptômes par leur cercle familial. « Dans certaines cultures, on cherche des causes exogènes à la maladie, on pense que quelqu’un vous en veut et a pu vous envoûter, explique Alexandre Balma, psychologue clinicien au sein de l’unité. Il arrive que certains patients demandent à ce que le professionnel accompagnant présent lors du premier rendez-vous sorte de la pièce, de peur que ce dernier ne le prenne pour fou, notamment quand on aborde les questions de sorcellerie… Ce sont des choses dont ils n’osent pas parler en dehors de la consultation. »
C’est son éducatrice qui a orienté Ibrahima vers l’unité de Créteil. Arrivé de Guinée à l’âge de 15 ans, il est rapidement pris en charge par les services départementaux de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Mais face à la pression de réussir en Europe, face à un pays et à une culture inconnus, et à une langue qu’il ne maîtrise pas, il a un passage à vide. « Très vite, j’ai été rattrapé par des troubles du sommeil, le manque de ma mère, et j’ai commencé à boire pour oublier mes angoisses et mes problèmes », confie aujourd’hui le jeune homme, cheveux teints en blond et aux contours taillés avec précision.
« Au début, j’y allais parce que je n’avais pas le choix, confie celui qui a pu être pris en charge par Alexandre Balma. Je ne voulais pas lui raconter ma vie, mes problèmes. La psychologie, la dépression, c’est quelque chose qui m’était inconnu. J’étais très méfiant. Je le voyais comme un espion. Puis, au fil de temps, je me suis confié, ça me faisait du bien. J’ai pu régler mes problèmes d’addiction. »
« Depuis sept mois, je n’ai plus touché une goutte d’alcool et me suis éloigné de certaines fréquentations », raconte le jeune homme, qui travaille en tant qu’apprenti poissonnier et attend désormais sa régularisation.
À Créteil, le docteur Palazzi explique que les patient·es ont toutes et tous « l’ailleurs » pour point commun. « Ici, nous parlons de gens qui viennent d’ailleurs, pas de “migrants”, ce terme pouvant être perçu comme réducteur », insiste l’équipe composée de psychologues et d’une infirmière, et qui accueille un public essentiellement envoyé par d’autres professionnels de santé.
« C’est assez rare que les gens se disent d’eux-mêmes qu’ils ont un problème lié à la migration, précise la psychiatre. Souvent ce sont des professionnels du secteur médicosocial ou de l’Éducation nationale qui nous les adressent. Pas nécessairement des professionnels de la santé mentale. Les patients reçus à la consultation sont d’abord suivis par la PMI [protection infantile et maternelle – ndlr], l’ASE, un éducateur, un foyer… »
Par ailleurs, les troubles naissent parfois chez des personnes qui n’ont pas elles-mêmes effectué de migration mais peuvent avoir une lecture culturelle de leur pathologie. C’est le cas d’une jeune Française d’origine malienne qui se pensait possédée, alors qu’elle n’avait jamais mis les pieds au Mali, raconte Amalini Simon, à Bobigny.
Malgré les cellules psychologiques mises en place, comme à Créteil, la parole autour des problèmes psychiatriques pour les personnes issues de l’immigration et leur descendance peut encore rester sous la domination de la culture familiale et de la réputation.
Céline Beaury et Latifa Oulkhouir