Le « 93 » est le département où l’on dénombre le plus de naissances en France, c’est aussi l’un des moins pourvus en sages-femmes. La nouvelle annonce de fermeture de lits en salles de naissance à l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, a donc fait l’effet d’une bombe. « À la maternité, l’expression “code rouge” est utilisée pour indiquer le degré le plus haut en termes d’urgence médicale. La situation dans laquelle nous sommes correspond en réalité à un code noir », lâche Stéphanie Métairie, sage-femme dans l’établissement depuis sept ans.
Si mes comptes sont bons, on réalise le travail de huit personnes en temps normal.
Jeudi dernier, il a fallu faire sans elle et ses 69 collègues, qui ont troqué au petit matin leurs blouses roses pour des pancartes de grève « 24 h sans sages-femmes », afin de dénoncer le manque de personnel et la dégradation de leurs conditions de travail. À Delafontaine, avant de battre le pavé parisien, l’heure (matinale) était au bilan de la nuit pour prévenir les infirmières, gynécologues et pédiatres prenant le relais. « J’ai une maman qui a une hépatite B. Il faudra bien la surveiller et prendre régulièrement la température de son bébé. »
À la maternité « Delaf », on réalise plusieurs milliers d’accouchements par an : 4 500 en 2020. Mais surtout, on y accueille des futures mamans dont l’état de santé initial est fragile, ou dont la grossesse présente des complications graves – des grossesses dites « pathologiques ». En Seine-Saint-Denis, cette maternité est la seule – avec l’établissement André-Grégoire, à Montreuil – classée en catégorie 3, celle des hôpitaux capables de prendre en charge ces grossesses à risque.
À l’hôpital Delafontaine : trois sages-femmes pour le travail de huit personnes
« Aujourd’hui, les trois sages-femmes habituellement présentes à cet étage seront remplacées par deux chefs de service, deux internes en gynécologie, deux infirmières et deux auxiliaires en puériculture, énumère Valérie, une jeune sage-femme de garde la nuit précédente. Si mes comptes sont bons, cela signifie qu’on réalise le travail de huit personnes en temps normal. »
La maternité Delafontaine a rejoint le mouvement de grève nationale après l’annonce, fin septembre, de la fermeture de huit lits, avec effet immédiat, sur les 28 que compte le service des grossesses pathologiques, faute de personnel suffisant. « On espère que cette mesure sera temporaire mais, d’expérience, on sait que le temporaire a tendance à s’installer, glisse Stéphanie Métairie. J’ai toujours connu ce service en sous-effectif, mais quand il manquait cinq ou six sages-femmes, on arrivait encore à pallier. Une pénurie de cette ampleur, c’est du jamais-vu. »
Sur les 91 postes de sages-femmes requis, 21 manquent à l’appel. En cause : une crise de la profession (qui crie au manque de reconnaissance depuis de longues années) et de mauvaises conditions de travail, « exacerbées en Seine-Saint-Denis ». « La vraie question si cela continue, c’est : qui va faire les accouchements en France ? », lâche le docteur Bounan, chef de service à la maternité de Saint-Denis.
L’exil des sages-femmes vers le libéral
En 2013, lors du précédent mouvement d’ampleur touchant la profession, la question du statut des sages-femmes avait été mise sur la table, menant à la création d’un statut spécifique un an plus tard – mais toujours pas celui de personnel médical. Huit ans plus tard, les compétences dévolues aux sages-femmes n’ont eu de cesse de s’élargir – jusqu’à la vaccination anti-Covid en mars 2021. Et la revalorisation des salaires, elle, n’a pas suivi.
L’enjeu n’est plus seulement statutaire, c’est bien celui de la périnatalité en France.
« L’enjeu n’est plus seulement statutaire, c’est bien celui de la périnatalité en France. La situation s’est tellement dégradée au sein de l’hôpital public que l’on ne peut plus recruter, constate, grave, le docteur Bounan. Les sages-femmes dans ce service sont très jeunes, en début de carrière, car on apprend beaucoup ici. Mais elles partent s’installer en libéral après quelques années. Dans d’autres établissements, j’ai connu des sages-femmes avec 20, 30 ans d’expérience. »
« Notre fer de lance, c’est l’attractivité », pointe également Manon Risdorfer, sage-femme depuis six ans à Saint-Denis. De nombreuses sages-femmes font le choix de s’installer en cabinet ou en clinique, car « l’hôpital public en Seine-Saint-Denis ne vend pas forcément du rêve », admet cette Auvergnate. « Surtout pour le salaire qu’on touche. »
Grandes oubliées du « Ségur de la santé » qui s’est déroulé du 25 mai au 10 juillet 2020, les sages-femmes sont ainsi descendues dans la rue à cinq reprises depuis le début de l’année 2021, une mobilisation suivie d’une grève de trois jours fin septembre pour demander plus d’autonomie, de reconnaissance et une augmentation des salaires à la hauteur de leurs cinq années d’étude.
« Le salaire net mensuel moyen des sages-femmes exerçant en établissements publics de santé s’élève à 2 720 euros en 2016 et 2 757 euros en 2017 », décrit un rapport sur « l’évolution de la profession de sage-femme », publié en septembre par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et commandé par le ministère de la santé en réponse aux mobilisations de la profession.
Sa réception, mi-figue mi-raisin, avait tout de même suscité quelques espoirs, l’Igas préconisant « une revalorisation du net mensuel de 624 euros [qui] permettrait une rémunération nette globale de 2 851 euros en entrée de carrière (624 euros + 2 227 euros) ». Espoirs douchés par les annonces d’Olivier Véran : une augmentation de 100 euros bruts et au revoir.
Le rapport de l’Igas souligne une situation « préoccupante en Île-de-France », particulièrement dans le Val-d’Oise, où l’on compte une sage-femme pour 5 783 femmes (âgées de 15 à 60 ans). L’écart avec le département le plus pauvre de France se joue à un cheveu, puisque le ratio femmes/sage-femme est de 5 757 en Seine-Saint-Denis (pour 27 583 nouveau-nés en 2020).
Faute de personnel, la maternité de Saint-Denis se voit ainsi contrainte de fixer un plafond d’accouchements programmés par mois. « En ce moment, on a un seuil de 300 accouchements. C’est à la première qui s’inscrit. Après le 6e ou le 7e mois de grossesse, elle a peu de chance d’avoir une place », souligne Stéphanie Métairie. On réduit « tout ce qui n’est pas vital. On a assisté à des mesures dramatiques comme la fermeture du service des échographies, ou celui des cours de préparation à la naissance ».
La sage-femme à Saint-Denis que j’avais contactée m’a expliqué que je représentais trop de paperasse.
Pour pallier cette « rupture » dans le suivi des grossesses, les femmes enceintes de Saint-Denis doivent se rendre dans des cliniques privées ou des cabinets de sages-femmes libérales alors que « la situation est compliquée pour ces femmes qui sont souvent précaires, ne parlent pas toujours français ou n’ont pas forcément la Sécu », panique Valérie, la jeune sage-femme de l’hôpital dyonisien.
Et les cabinets libéraux ne sont pas en nombre suffisant pour faire face à l’afflux des femmes enceintes, déboutées par l’hôpital public. L’une d’entre elles jongle entre sa médecin généraliste et des cours de préparation à la naissance à la Croix-Rouge de Villeneuve-la-Garenne (ville voisine dans les Hauts-de-Seine), « trouvés grâce au site Gynandco ». « La sage-femme à Saint-Denis que j’avais contactée m’a expliqué que je représentais trop de paperasse pour commencer un suivi à quatre mois de grossesse », détaille la future maman.
J’ai accouché dans le XIIe arrondissement, chez les riches, avec un peu de honte dionysienne, mais avec une plus grande confiance.
« Il est très difficile de bien s’occuper de toutes les mamans, confesse Valérie. Aux urgences maternité, nous sommes une sage-femme pour trois patientes. On trouve peu le temps de s’attarder dans chaque chambre. On en devient maltraitante. »
En dépit d’un service maternité à la pointe dans le suivi des grossesses à risque, la réputation de Delafontaine d’être un « service débordé » se répand chez les futures mamans. « J’ai accouché dans le XIIe arrondissement, chez les riches, avec un peu de honte dionysienne, mais avec une plus grande confiance, sur les conseils d’une maman d’une de mes élèves qui était enceinte, expose Rosalie, enseignante dans le 93. Je lui avais demandé, mine de rien, si elle avait accouché à Delafontaine, elle est devenue blanche et m’a répondu : “Pourquoi croyez-vous que j’ai attendu cinq ans avant d’en refaire un ?” »
Précédemment, en novembre 2019 et alors enceinte de presque cinq mois, Rosalie s’était rendue en urgence à la maternité de Saint-Denis. « Je ne sentais plus mon bébé bouger. Dans la salle d’attente, nous étions une dizaine de femmes enceintes à attendre, sans personne pour nous informer ou nous accueillir », se remémore-t-elle, avec le souvenir des toilettes condamnées et le risque de perdre sa place dans la queue.
En 2017, une femme avait d’ailleurs accouché toute seule, faute de personnel. Le bébé avait alors glissé du lit. « Des patientes qui accouchent toutes seules, cela arrive encore fréquemment, reconnaît une sage-femme. C’est ce qu’on redoute le plus tous les jours. »
J’en veux surtout à une politique de l’économie à tout prix, qui oublie l’humain en route, le malade et le soignant.
« Pour ma part, je suis tombée sur une personne désagréable mais surtout sur un service débordé et des locaux inadaptés, juge Rosalie. J’en veux surtout à une politique de l’économie à tout prix, qui oublie l’humain en route, le malade et le soignant. »
La dernière rencontre entre les porte-voix des sages-femmes et le ministre ne laisse guère d’espoir. « Nous n’avons pas été écoutées […]. Une fois de plus la profession de sage-femme a été méprisée par Olivier Véran et le ministère de la santé », a communiqué l’Organisation nationale syndicale des sages-femmes, qui a promis de continuer de se battre.
Les grèves deviennent routinières. À la maternité Delafontaine, on reste mobilisé, surtout que « la Seine-Saint-Denis, c’est la sentinelle : si les problèmes s’installent durablement dans le 93, ils se propageront dans les autres villes », alerte le chef de service.
Méline Escrihuela