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Cela fait désormais 83 jours que les terribles images du chaos à Gaza n’en finissent plus d’inonder les écrans. Les carnages se poursuivent, sans perspective sérieuse d’un cessez-le-feu, malgré les appels d’organisations internationales, de mouvements citoyens, du Pape, même. Rien pourtant ne semble freiner les velléités israéliennes à aller au bout d’une opération militaire qui, chaque heure, incarne davantage dans la chair les notions de génocide et de nettoyage ethnique.

Thomas Vescovi, chercheur indépendant spécialisé sur l’État israélien et les territoires palestiniens, et membre du comité de rédaction du blog de chercheurs yaani.fr, propose une lecture en profondeur des dynamiques qui traversent ce contexte guerrier d’une ampleur inédite. Il est notamment l’auteur de “La mémoire de la Nakba en Israël: Le regard de la société israélienne sur la tragédie palestinienne” (Ed. L’Harmattan, 2015) et de “L’échec d’une utopie – Une histoire des gauches en Israël” (Ed. La Découverte, 2021). Entretien.

Depuis 83 jours, l’armée israélienne poursuit ses bombardements et ses opérations au sol dans la bande de Gaza. Plus de 20 000 personnes, en majorité des femmes, des enfants et des adolescents, ont été tués, selon le dernier bilan du ministère de la Santé du Hamas. Comment observez-vous cette situation ?

Le 7 octobre a complètement rebattu les cartes de ce qu’il se passe au Proche-Orient. Les bombardements à Gaza et l’attaque du Hamas s’inscrivent dans la longue histoire israélo-palestinienne. Une histoire où le colonialisme et le rapport de force asymétrique entre deux populations en lutte sont symboliques.

Ce qui a été particulièrement surprenant a été la capacité du Hamas à organiser une attaque d’une telle ampleur. En découle une réponse de l’armée israélienne qui a pour objectif évident d’en faire porter la responsabilité à l’ensemble de la population palestinienne. Celle-ci est profondément déshumanisée, au point d’être abandonnée dans une situation humanitaire catastrophique.

Ceci étant, après 83 jours, il faut regarder les choses de manière froide. Tsahal communique autour de 3 buts de guerre qui sont, à mon sens, inatteignables :

  • La capture ou la mort des principaux dirigeants du Hamas, dont Yahia Sinouar et Mohammed Deif [respectivement chef du Hamas et chef de la branche armée du groupe, ndlr]. Sauf qu’Israël ne sait pas où ils se trouvent exactement, et les coûts humains pour parvenir à les arrêter sont absolument disproportionnés.
  • La destruction des tunnels. Or, pour mesurer leur étendue et leur fonctionnement, il faudrait y envoyer des soldats. Vu les pertes que l’armée israélienne subit, je les imagine mal s’y aventurer.
  • La libération des otages par la force, qui est un fiasco total. Aucun n’a été libéré par l’armée. Pire, ils meurent tués par elle ou sous ses bombes.

Ces objectifs irréalistes ne servent que la communication et la justification de la poursuite de la guerre. La volonté de Benyamin Netanyahu, et de certains groupes politiques, de réoccuper la bande de Gaza pour y réinstaller des colonies apparaît de manière claire.

D’où vient cette volonté de réoccuper Gaza ?

Le retrait de l’armée israélienne et des colonies de Gaza en 2005 est un traumatisme profond pour la droite israélienne. L’idéal du retour au Gush Katif [nom donné aux colonies israéliennes du sud de la bande de Gaza démantelées de force en 2005, ndlr] est permanent dans le discours des colons.

Il faut préciser qu’au regard du droit international, l’enclave palestinienne a toujours été un territoire occupé, que Tsahal s’y trouve à l’intérieur ou à l’extérieur. Il est évident qu’au lendemain du 7 octobre, beaucoup ont pensé à la réinvestir. Là où je pense qu’il faut éviter les dérives complotistes qui diraient que tout a été orchestré dans ce but, c’est qu’il faut mesurer l’impact des attaques du Hamas.

Les Israéliens avaient majoritairement intériorisé l’idée que la question palestinienne était soldée

Benyamin Netanyahu n’a jamais été aussi décrié. 56 % des Israéliens veulent sa démission, plus de 80 % estiment que ce gouvernement est responsable des attaques, dans le sens où il n’a pas réussi à les empêcher. C’est une réelle claque pour ce Premier ministre au pouvoir depuis 2009 qui a par ailleurs lui-même organisé la politique de gestion de Gaza. Sa stratégie était d’y faire prospérer le Hamas en laissant les financements arriver, afin de diviser le peuple palestinien. Et de renforcer l’idée qu’il n’y aurait pas d’État palestinien qui pourrait naître de cette division.

Les Israéliens avaient majoritairement intériorisé l’idée que la question palestinienne était soldée. La normalisation avec les nations arabes en était le symbole. Benyamin Netanyahu leur disait « Regardez, on en a tellement fini avec les Palestiniens que les États arabes font la paix avec nous un par un. » Cette idée de réussite, le 7 octobre l’a complètement balayée.

On a vu, ces derniers jours, Benyamin Netanyahu hué par les familles des otages israéliens. Sa popularité en chute libre signifie-t-elle une désapprobation de sa politique guerrière ?

Parmi les familles des otages, beaucoup sont issues des villages autour de la bande de Gaza qui sont en général des fiefs électoraux situés au centre ou à gauche. Quand Netanyahu et son gouvernement les rencontrent, ils ne peuvent qu’être décriés, parce que ces gens sont déjà de fait des opposants, et lui en veulent désormais encore plus.

L’image de l’armée, quant à elle, reste préservée. Elle est vue comme une armée de citoyens qui a subi, elle aussi, les conséquences de la politique de Netanyahu. Pour l’opinion publique, elle n’a pas été défaillante, c’est le gouvernement qui l’a conduite dans une position où elle n’est pas efficace. Cette société, dans une union militariste, prend les informations envoyées par l’armée comme valables et vérifiées.

Par exemple, on nous présente, depuis quelques jours maintenant, ces vidéos d’hommes palestiniens en sous-vêtements, par dizaines, les mains en l’air. Certains semblent se rendre, d’autres déposent des armes, et les communicants israéliens prétendent qu’il s’agit de combattants du Hamas. Mais il s’agit de propagande de guerre.

Le travail de vérification des médias nous permet de savoir que ce ne sont pas des combattants, mais des journalistes, des paysans, des épiciers, du personnel médical… Du point de vue de l’opinion publique israélienne, en revanche, ces vidéos ont un effet. Elles racontent que la politique militaire fonctionne dans Gaza. Il faut donc rester vigilant. Même si les chiffres sont très clairs sur la volonté de voir partir Netanyahu, il reste Premier ministre, et on n’est pas à l’abri d’une manipulation de plus de sa part.

Certains analystes politiques estiment que son sort est en jeu, et qu’il persiste aussi dans le but de préserver sa carrière politique.

Il y a également cet enjeu, en effet. Netanyahu, ainsi que son ministre de la Défense, Yoav Gallant, sont en train de jouer leur crédibilité et leur avenir politique dans la bande de Gaza. Il y a aussi Benny Gantz, un opposant nationaliste-laïc qui fait partie du cabinet de guerre, et qui espère, grâce à celle-ci, asseoir sa crédibilité. Même si eux savent que les buts de guerre sont très difficilement atteignables actuellement, ils espèrent au moins que la manière de communiquer pourra leur servir.

Dans votre livre « L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël » publié aux éditions La Découverte, vous proposez une analyse poussée de la gauche israélienne. Dans quel état se trouve-t-elle aujourd’hui, et jouit-elle d’un pouvoir d’influence dans ce contexte de guerre ?

À gauche, il y a des voix pour la paix, mais ces voix ne sont pas en capacité d’influer sur la vie politique. Le mouvement massif de contestation de la réforme du système judiciaire, qui a duré 40 semaines, ne doit pas être confondu avec un « camp de la paix ». Ces manifestations ont rassemblé tout ce qu’Israël compte de démocrates, de libéraux et de laïcs. Mais jamais les droits des Palestiniens n’ont été sérieusement évoqués. Le droit supérieur de la population juive sur les Palestiniens, y compris ceux ayant la citoyenneté israélienne, n’a pas été remis en question. C’est plus complexe que ce qu’on voudrait présenter comme un système gauche-droite avec un camp de la paix.

Il y a toujours eu deux gauches en Israël. Celle que je qualifie de coloniale ou sioniste considère qu’il est possible de créer un État à majorité juive comportant le plus petit nombre possible de non-juifs. Cet État fonctionnerait sur des bases socialisantes. Les travailleurs auraient des droits importants et seraient au cœur du fonctionnement étatique.

L’autre gauche, la gauche anticoloniale, n’est pas forcément antisioniste. Cependant, elle a toujours estimé qu’on ne pouvait pas être de gauche en ayant pour projet une alliance des peuples basée sur des groupes ethniques et non sur des classes sociales.

Qui compose cette gauche anticoloniale ?

Elle compte en son sein des militants juifs comme les membres du parti communiste israélien, mais une bonne partie de son électorat repose sur les Arabes israéliens. Un de ses principaux leaders, Ayman Odeh, est Arabe. Le siège de cette gauche est à Nazareth, la principale ville arabe d’Israël. On parle donc d’une gauche arabo-juive qui est davantage arabe que juive. Même s’il y a eu dans l’histoire d’Israël et de la Palestine une réelle tradition marxiste juif qui, dès le départ, a considéré que le projet sioniste ne pouvait devenir qu’un projet fondamentalement colonial et nationaliste, et s’y est opposé.

Aux dernières élections, cette gauche anticoloniale a obtenu davantage de députés que la gauche traditionnelle représentée par le parti travailliste, qui a jusque-là toujours été très puissant quand les anticoloniaux ont été influents, mais plus marginaux. Malgré tout, la gauche israélienne en général n’a jamais été aussi faible.

Comment est perçue cette gauche arabo-juive par les Palestiniens de Cisjordanie ?

Il y a évidemment des incompréhensions. Depuis 2015, cette gauche arabo-juive avait une stratégie qui laissait sous-entendre que le boycott des élections israéliennes était inutile, tout comme le refus des alliances avec la gauche et le centre sioniste. L’accent est mis sur la lutte contre l’extrême-droite et le fascisme par un bloc le plus large possible.

On a vu cette gauche anticoloniale négocier avec de grands leaders de l’opposition pour essayer de monnayer un soutien à un futur gouvernement. Les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza l’ont légitimement très mal perçu, voyant des figures palestiniennes négocier avec des leaders sionistes, donc certains ayant participé aux opérations militaires sur Gaza, comme Benny Gantz, par exemple.

Au sujet de ces opérations militaires, aujourd’hui, plus de 85 % de la population gazaouie qui a été déplacée vers le sud de l’enclave. Netanyahu ne cache plus sa volonté de les voir « absorbés » par d’autres pays. Cela évoque forcément la Nakba, l’exode forcé des Palestiniens en 1948, et l’on pourrait se demander si celle-ci a jamais pris fin.

Il faut garder en tête un élément important : l’armée israélienne dépend d’un État qui occupe et colonise. Au sein de cette armée, les idées de colonisation et d’occupation sont donc consubstantielles et pas conjoncturelles, c’est-à-dire qu’elles ne découlent pas du 7 octobre. Quand les soldats entrent à Gaza, l’idée d’occuper est prégnante. Lorsqu’on les voit se filmer hissant un drapeau israélien sur la plage, c’est très clair. Ce n’est pas l’attitude d’une armée en opération de contre-terrorisme, mais celle de militaires qui cherchent à s’emparer d’un territoire.

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si la droite israélienne a poussé Biden dès le début de la guerre à demander à l’Égypte d’ouvrir sa frontière pour accueillir la population gazaouie. C’est le mythe d’une nouvelle Nakba. Ils rêvent d’un nouveau départ massif des Palestiniens pour s’emparer des terres, et c’est justement pour ça que les Palestiniens ne partent pas. Ils savent trop bien que ceux qui sont partis n’ont jamais pu revenir.

Il y a cette idée persistante d’une Nakba continue, ce qu’on appelle ongoing Nakba

De leur point de vue, d’ailleurs, il y a cette idée persistante d’une Nakba continue, ce qu’on appelle ongoing Nakba. Les opérations de l’armée israélienne sont toujours accompagnées de déplacement forcé des Palestiniens. Étant donné qu’il leur faut justifier cela à la communauté internationale et à leurs alliés occidentaux, ils ne peuvent pas se permettre de déplacer des milliers de personnes à la fois sans justification. Ils s’y prennent alors petit à petit. J’ai observé à Jérusalem-Est et en Cisjordanie des lieux où ça se passe village par village, maison par maison.

À Gaza, l’idée du blocus est de rendre la vie tellement infernale que les gens s’en vont. Et on oublie trop souvent que la situation d’apartheid en Israël fait que la population arabe israélienne, elle aussi, n’y a pas les mêmes droits que les autres. 80 % du territoire lui est inaccessible, par exemple, car les comités d’admission des villes juives ont le droit d’empêcher l’installation d’une famille au motif qu’elle ne l’est pas. Ils doivent alors s’installer ailleurs. Quand vous observez cette accumulation comme un tout, l’idée d’une Nakba continue est pertinente.

Cette persistance du « conflit », et son apparente complexité, ne risquent-elles pas de désensibiliser, voire de lasser une partie de l’opinion internationale ?

Il y a un sentiment assez partagé que, finalement, ce sont encore les mêmes peuples qui se tirent dessus sans qu’on en comprenne bien les tenants et les aboutissants. Il y a aussi l’idée que l’on fait face à un conflit religieux, et donc forcément insoluble. Or, il faut rappeler que c’est un affrontement d’ordre politique, colonial et territorial, sur lequel peuvent se greffer des dynamiques religieuses, car on est sur un territoire trois fois saint. L’opinion publique a perdu de vue la réalité de l’affrontement entre Israéliens et Palestiniens.

Cette incompréhension découle d’un traitement médiatique à questionner, où on a du mal à mettre des mots sur ce qu’il se passe. Par exemple, la condamnation du Hamas qui a été une question récurrente. Tout le monde se devait de récuser les massacres du 7 octobre. Pour autant, depuis deux mois, il est rare de voir autant d’injonctions à condamner les actes de l’armée israélienne. Des experts ont expliqué de manière très juste que les attaques du Hamas étaient des crimes contre l’humanité.

Mais en ce qui concerne les atrocités à Gaza, ces mêmes experts vont jusqu’à légitimer la question du risque génocidaire. On estime ce propos acceptable. Alors que si j’explique que le 7 octobre doit être replacé dans le contexte d’occupation, de colonisation et d’oppression, je suis accusé de relativiser les crimes du Hamas, ce que je ne fais absolument pas.

Comment lisez-vous la suite de la guerre ?

Au niveau des acteurs sur le terrain, le Hamas a posé de nouvelles conditions de négociations. Ils exigent un cessez-le-feu permanent et la libération des principaux leaders palestiniens comme Marwan Barghouti du Fatah ou Ahmed Saadat du FPLP. Cette condition paraît inacceptable du côté israélien. On est face à un blocage. Est-ce que Netanyahu va rester au pouvoir ? Est-ce que le Hamas, qui s’est placé comme maître du jeu politique palestinien, va être en mesure d’orchestrer la suite, avec peut-être un renouveau de l’unité palestinienne ? Les prochaines semaines vont être décisives.

Il est obligatoire qu’il y ait des pressions, des interventions de puissances internationales

On ne peut toutefois pas imaginer qu’en laissant Israéliens et Palestiniens seuls, cela puisse finir autrement que par le chaos ou l’apartheid. Il est obligatoire qu’il y ait des pressions, des interventions de puissances internationales. Des initiatives sont proposées, des pays veulent œuvrer, et je pense que la France peut trouver un rôle original, novateur et fondamental à jouer, au-delà du zigzag difficilement lisible d’Emmanuel Macron jusque-là. En se montrant comme une puissance capable d’être à l’initiative, en allant écouter certaines voix du monde arabe ou des pays émergents, par exemple.

Je suis sidéré par ailleurs de voir l’absence quasi totale d’une ligue arabe, ou de la ligue islamique mondiale. Il y a des initiatives individuelles, mais aucune cohésion politique qui rendrait le monde arabe diplomatiquement plus fort. Cela s’explique dans un premier temps par les fractures entre les partisans de la normalisation des liens avec Israël et ceux qui ont toujours refusé. Ensuite, c’est la question du Hamas. Certains États arabes le considèrent comme une organisation de résistance là ou d’autres, comme les Émirats Arabes Unis ou l’Égypte, leur sont hostiles.

Y a-t-il selon vous un élément de lecture qui, vu d’ici, nous échappe et nous empêche de comprendre l’absence apparente d’avancée vers la paix ?

Je crois fondamentalement qu’il faille qu’on comprenne une chose. En Occident, la priorité est de penser à une solution qui prendrait en compte un droit à la sécurité des civils de manière partagée. Beaucoup d’experts disent qu’avant tout le Hamas doit être désarmé. Mais on doit parler également de la nécessité de désarmer les colons israéliens de Cisjordanie, qui causent des violences et des morts.

Le désarmement doit concerner tous les groupes qui sèment la terreur dans la région au profit d’une sécurité pour tous. Est-ce que l’armée israélienne en est capable ? Non, dès lors qu’il s’agit du bras armé d’un État dont l’objectif principal est la préservation des intérêts et des privilèges d’une population au détriment d’une autre.

Toute solution qui ne garantisse pas la sécurité des civils des deux côtés ne fonctionnera pas

On justifie au niveau politique et diplomatique les opérations israéliennes au nom du droit d’Israël à vivre en sécurité. Mais on ne prend pas en compte que le blocus, les checkpoints… Tout cela accroît en fait l’insécurité des Israéliens comme des Palestiniens. On pense la sécurité pour les uns au détriment des autres. C’est le paradigme qu’il nous faut dépasser. Toute solution qui ne garantisse pas la sécurité des civils des deux côtés ne fonctionnera pas.

Propos recueillis par Sofien Benkhelifa

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