« Ce que je vais dire ne va pas correspondre à ce que les parties veulent entendre », prévient la Procureure. Ce jeudi 3 octobre 2024, la nuit est déjà bien avancée quand les réquisitions du Parquet tombent. Jonathan F. et Valentin L. encourent une peine d’un an sous bracelet électronique, et cinq ans d’interdiction de porter une arme pour les faits survenus la nuit du 15 août 2021.
Trois ans auparavant, ces deux policiers de la BAC de Stains avaient fait feu à huit reprises sur le véhicule dans lequel se trouvaient Nordine A. et Merryl B, engageant leur pronostic vital. Des faits qualifiés de « violences volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à 8 jours avec armes et par personne dépositaire de l’autorité publique ». La Procureure a battu en brèche les deux éléments présentés par la défense : la légitime défense et l’application de l’article 435-1, qui a assoupli la réglementation sur l’usage des armes en cas de refus d’obtempérer. « Les prévenus ont eu peur. Encore faudrait-il l’admettre : ils ont perdu le contrôle », cingle la Procureure devant les prévenus impassibles.
Une affaire de société
Pour les deux victimes de cette affaire, l’attente fut longue. Après trois ans d’instruction, l’audience devant la 14ᵉ chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny a failli ne jamais commencer. Dans la salle, les proches de Nahel Merzouk et Souheil El Khalfaoui, ou encore des membres du collectif Les mutilés pour l’exemple [créée pendant le mouvement des Gilets Jaunes, NDLR] tentent de se faire petit pour y grappiller une place assise. Il a littéralement été question de pousser les murs durant une petite heure avant que les débats ne puissent débuter. « On peut constater que nous sommes nombreux », remarque d’un regard la présidente.
Confirmant les craintes des soutiens de Nordine et Merryl, la défense des deux prévenus a joué la carte L435-1 -cet article du Code de la Sécurité intérieure qui, depuis 2017, permet de faire feu sur un véhicule en fuite. Dans cette affaire, Nordine A. qui était au volant de sa voiture cette nuit d’août 2021, a été condamné, rapidement après les faits, à deux ans de prison pour refus d’obtempérer et violences avec arme par destination. C’est menotté, mais soulagé, qu’il entre dans la salle. À la barre, les souvenirs de cette soirée lui restent inaccessibles ; seule revient la sensation de peur : « si je m’étais arrêté, qu’est-ce qu’ils m’auraient fait ? ».
À la barre, la défense minimise…
En réalité, cette nuit d’août sur un boulevard de Stains, Nordine A. s’arrête bel et bien dans un premier temps, avant de redémarrer sa voiture face au comportement des deux prévenus qui se présentent à lui habillés en civil. Valentin L. essaye de rentrer dans la voiture, comme le montre la vidéo prise par un autre automobiliste ce soir-là. Jonathan F., lui, brise la vitre arrière d’un coup de matraque. « N’aurait-il été pas plus simple de préciser qu’il s’agissait d’un contrôle en sortant votre brassard ? », s’enquiert patiemment la présidente.
« Au départ, nous sommes dans une approche bienveillante », ose Valentin L, l’auteur de cinq tirs, notamment celui qui a touché Nordine A.. « On pensait avoir affaire à un individu alcoolisé. On voulait juste faire de la prévention. Ce n’était pas un contrôle policier », poursuit le prévenu. « Une controlette », ose même son avocat Me Laurent-Franck Liénard. Les deux policiers ont reçu un blâme de leur hiérarchie pour non-port du brassard cette nuit-là. C’est la sanction la plus basse. Tous deux sont toujours au commissariat de Stains. S’ils conservent le même grade, ils ne peuvent plus exercer sur la voie publique.
Pour les avocats des parties civiles, l’article L435-1 est ainsi « inapplicable au vu de l’absence de signe apparent » ou d’uniforme indiquant leur fonction de policier. « Quand j’ai vu leur comportement, j’ai eu un doute », confirme Nordine A. « Cela aurait pu être des voyous. »
C’est un comportement de cow-boy, on dirait une scène de guerre
La Cour visionne ces images qui en 2021 avait fait le tour des réseaux sociaux. 6 secondes 25 : c’est la durée de l’intervention des forces de l’ordre. Huit coups de feu sont tirés. 6 toucheront Nordine A.; un transperce le corps de Merryl B. qui se trouve sur la banquette arrière. C’est Jonathan F. qui dégaine son arme le premier alors que son collègue a grimpé sur la Citroën conduite par Nordine.
« C’est un comportement de cow-boy. On dirait une scène de guerre », analyse l’avocat de la victime. « En visant le conducteur, vous ne risquez pas d’atteindre votre collègue qui est agrippé à la portière ? », s’interroge également la présidente. « Pour moi, mon collègue est en danger », répond Jonathan F., peu bavard. « Mais vous n’y voyez pas une contradiction ? », glisse la Cour.
… Et se victimise
Pas rancunier, Valentin L., qui était pourtant sur la trajectoire du tir de son collègue, dépeint une nuit horrifique. « J’étais clairement en danger de mort. Je me suis vu en train de mourir écrasé entre deux voitures. » Réaction dans le public côté partie civile.
Appelé par les parties civiles, Fabien Jobard est directeur de recherche au CNRS et auteur de plusieurs ouvrages sur la police et le maintien de l’ordre. Ce dernier s’étonne du comportement de Valentin L. qui s’accroche à la Citroën de Nordine la nuit des faits. « C‘est un geste complètement inapproprié », hallucine-t-il à la barre. « J’essayais de lui faire couper le contact », rétorque le prévenu.
« Est-ce qu’il n’aurait pas mieux fallu, laisser le conducteur s’enfuir sans prendre tous ces risques ? Vous ne vous êtes jamais posé cette question ? », glisse la présidente. « Ce n’est pas parce qu’on refuse d’obtempérer qu’on va percuter d’autre véhicule », observe-t-elle. Un discours sur le refus d’obtempérer totalement à contre-courant du message de fermeté soutenu par la législation actuelle. « Si on l’a fait, c’est parce qu’on devait le faire à ce moment-là (sic) », lâche l’un des prévenus.
Le contrôle routier n’est pas le cœur de leur métier, ce sont des chasseurs
Leur avocat, Maître Laurent-Franck Liénard, tente d’expliquer : « le contrôle routier n’est pas le cœur de leur métier, ce sont des chasseurs », décrit-il. « Je crois qu’il y a un problème avec la BAC », glissera plus tard, Maître Margot Pugliese, représentant le conducteur victime des tirs.
Une sortie étayée par l’analyse du sociologue Fabien Jobard. « La BAC, c’est l’aristocratie de la police de la voie publique », lance-t-il. « Ce qui fait la valeur d’un policier aux yeux de ses collègues, ce sont les histoires qu’on raconte de nos interpellations. Il faut des actes piquants », considère-t-il. « Mais ce statut, il faut le justifier », souffle-t-il. Quitte à jouer au « cow-boy » ?
« J’attends ce moment depuis longtemps »
Entre deux suspensions d’audience, notre regard est distrait par l’autre procès du moment. Un œil sur le téléphone, on essaye de se convaincre que les similitudes ne sont que le fruit du hasard. À 700 km de là, Gisèle Pélicot est applaudie chaque jour du procès fleuve où elle fait face aux accusés de viol. À Bobigny, Nordine est, lui aussi, applaudi à chaque apparition. « C’est une victime comme une autre », rappelle son avocate.
La présidente a énuméré la longue liste des séquelles et des opérations médicales subies par Nordine A. Les blessures par balles lui ont valu 125 jours d’ITT; 100 pour Merryl B. « J’ai 10 cm de moins au bras gauche et j’ai des problèmes à la jambe », confie Nordine A, bien que le critère d’infirmité permanente ne soit pas un sujet du débat.
Puis vient le tour de Merryl B., cette ancienne directrice de crèche « sans histoire », de s’exprimer. « J’attends ce moment depuis longtemps », commence-t-elle en s’avançant à la barre. Lors du procès en appel pour refus d’obtempérer, où elle s’exprimait en tant que témoin, elle avait toujours refusé de s’approcher des deux policiers. Aujourd’hui, ils sont assis à un mètre d’elle. « Je suis plus forte maintenant », assure-t-elle en veillant à ne pas croiser leurs regards. Elle admet : « plus rien n’est comme avant ». « Aujourd’hui, j’ai peur d’un klaxon, d’une porte qui se ferme, des feux d’artifice », explique-t-elle.
Une victime traumatisée
Sujet à discussion, le policier Jonathan F. a certifié pendant l’audience ne pas s’être rendu compte de la présence de Merryl dans la voiture. Par la suite, on lui a reproché de ne pas lui être venu en aide. « Je suis sortie de la voiture seule », appuie Merryl B. « C’est une sensation effrayante et un peu douce en même temps, car on se sent partir », se remémore-t-elle lors de son audition devant la cour. Il s’agit là d’une de ses rares prises de parole sur l’affaire. « On est vivant, on peut témoigner », souffle-t-elle.
Ce qu’a vécu ma mère, je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi
Son témoignage, sur ses séquelles physiques et émotionnelles, a été confirmé par l’audition de son fils, 11 ans au moment des faits. « Lors de ses crises d’angoisse, j’ai dû appeler les forces de l’ordre, les pompiers », décrit-il. « Une fois, les pompiers sont arrivés et il n’y avait que des hommes. Elle a couru en direction de la fenêtre. On m’a expliqué après qu’elle n’avait plus confiance en l’homme et que la fenêtre représentait une issue de secours. Ce sont des hommes qui ont commis ces actes », juge-t-il. « Ce qu’a vécu ma mère, je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi », a raconté l’adolescent à la Cour.
Merryl est également revenu sur l’aspect judiciaire de l’affaire alors que Nordine A. est actuellement en détention pour refus d’obtempérer. « Lors du dossier de Nordine, j’ai été rabaissé », rappelle-t-elle. « On m’a fait passer pour une femme sous emprise, incapable de dire ou de penser des choses par elle-même », s’indigne-t-elle. « Aujourd’hui, je peux enfin m’exprimer. »
À l’issue de son témoignage, Valentin L. s’est excusé. Jonathan F., auteur du tir qui l’a blessée, a déclaré n’avoir « aucune réaction » à partager.
Méline Escrihuela