Un homme est abattu par la police au volant de son véhicule. L’histoire se répète à Nice, Rennes, Stains et en cette rentrée pas moins de deux personnes sont mortes sous les balles de la police. Le bilan s’élève à 9 morts, depuis janvier, au prétexte du refus d’obtempérer.
Dans les médias, le narratif des syndicats de policiers tend à s’imposer : le problème serait la hausse du nombre des refus d’obtempérer. Circulez.
Interviewé par le Bondy blog, Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, réfute cette thèse. Il est l’auteur de De la police en démocratie (Editions Grasset, 2016) et de La Nation inachevée, la jeunesse face à l’école et à la police (Editions Grasset, 2022).
Selon lui, on ne peut réduire la question à la hausse des refus d’obtempérer. La modification législative de 2017, assouplissant la notion de légitime défense, doit être prise en compte. Depuis cette loi, cinq fois plus de personnes ont été tuées par des policiers, selon nos confrères de Basta!. Interview.
Comment expliquer la recrudescence d’homicides policiers qu’on a particulièrement observé en cette rentrée ?
Les organisations syndicales majoritaires disent qu’il y a une explication unique : l’ensauvagement de la société. Selon eux, les policiers, pour nous rendre service, seraient obligés de tuer certains d’entre nous.
C’est leur grande thèse, ils l’ont appliqué à la circulation routière en disant qu’il y a de plus en plus de gens agressifs. Donc que ces morts sont le prix à payer pour que la société ne sombre pas dans le chaos.
Cette thèse est plutôt soutenue par le ministre de l’Intérieur et le directeur général de la police. Gérald Darmanin dit qu’il soutient complètement les policiers et le directeur général de la police affirme que « jamais la police n’est à l’origine de ce qu’il se passe ». Cela sans produire d’éléments à l’appui de ces affirmations.
Le précepte qui dirige la communication politique est : on a la meilleure police du monde donc elle ne peut pas faire de faute
Actuellement, le précepte qui dirige la communication politique est le suivant : on a la meilleure police du monde donc elle ne peut pas faire de fautes.
La deuxième explication, c’est la modification législative introduite en février 2017, qui assouplit l’usage des armes en France pour la police. Cette loi est votée alors que François Hollande est encore président de la République, c’est important de le souligner.
Les organisations syndicales ont demandé cette autorisation, ils l’ont obtenue et mise en avant comme une victoire des bons (les policiers) contre les mauvais (les délinquants).
Cette interprétation repose sur l’idée qu’il y a une relation entre ce que dit la loi et ce que font les policiers. C’est une possibilité, de même que l’augmentation du refus d’obtempérer, il ne faut pas éliminer ces différentes variables, il faut les étudier.
Quels changements observe-t-on depuis cette modification législative ?
Il y a eu un effet immédiat. Cet effet n’est toutefois pas mécanique, il y a des variations selon les années. Là, on a une année particulièrement problématique.
Il y a une loi qui est votée et cette loi a une signification dans la tête des agents. Cela peut modifier leur comportement si l’organisation est tendue vers certains buts et si l’encadrement n’est pas suffisant. Il n’était pas écrit à l’avance que cette modification aurait cet effet.
Ce qu’on voit, c’est que la loi n’est pas bouleversée. Les grands principes sur lesquels est assis l’usage de la violence par la police ne sont pas changés, mais les pratiques le sont.
Est-ce qu’il y a d’autres éléments expliquant l’augmentation des homicides policiers ?
Il y a un troisième ensemble de facteurs, dont on ne connaît précisément pas les effets. C’est la compétence professionnelle des agents : les processus de sélection et les parcours de formation.
Là, on a des clignotants qui s’allument. Dans les premiers temps du mandat d’Emmanuel Macron, il y a eu une réduction très nette de la durée de la formation des policiers. Aussi, le fait d’annoncer plus de policiers dans la rue (plus de 10 000 au cours du premier mandat d’Emmanuel Macron) a mis une pression sur le système de recrutement et engendré une diminution des exigences avec une baisse des notes moyennes obtenues au concours. De plus, il y a la présence de policiers auxiliaires qui vont suivre une formation très légère et que l’on va retrouver dans la rue avec une arme.
On a donc un affaiblissement de la compétence des agents. Et les causes se combinent comme d’en d’autres phénomènes sociaux.
Le narratif qui s’impose dans les médias tend à expliquer ces morts par l’augmentation des refus d’obtempérer. En quoi est-ce biaisé ?
Devant la multiplication du nombre d’homicides policiers, la stratégie des organisations professionnelles a été de les expliquer par les refus d’obtempérer. D’après eux, les policiers sont soumis à des phénomènes externes qui s’imposent à eux et ils ne font que y réagir.
Le ministre de l’Intérieur a fait des calculs un peu approximatifs pour appuyer la thèse des syndicats
Ils ont orienté le débat vers l’augmentation des refus d’obtempérer et le ministre de l’Intérieur a fait des calculs un peu approximatifs pour appuyer cette thèse. Mais en réalité, des refus d’obtempérer graves, il y en a 4 500 par an, donc une douzaine par jour sur une population de 70 millions d’habitants. Il y en a, mais ce n’est pas la vague suggérée par les statistiques du ministère de l’Intérieur.
Le travail politique des syndicats a été de cadrer la question en disant qu’il n’y avait pas de problèmes d’homicides policiers mais un problème de comportement chez certains automobilistes.
Mais la vraie question reste celle des déterminants de ces homicides policiers. Et on n’a pas de raison de considérer qu’il n’y en a qu’un, sans la moindre étude.
Les syndicats majoritaires, Alliance en particulier, adoptent un ton qui est extrêmement véhément et agressif dans les médias
Est-ce que vous observez un durcissement du discours des syndicats policiers ?
Les syndicats majoritaires, Alliance en particulier, adoptent un ton qui est extrêmement véhément et agressif dans les médias. Mais sur le fond des propositions, ils ont un agenda qui est assez cohérent. Quand ils obtiennent le droit d’utiliser des tirs sur des personnes en fuite, c’est un long combat pour les syndicats.
Ils ont une ligne d’interprétation : la société est très violente, les policiers sont des victimes, ils ne peuvent pas se tromper. À partir de là, ils ont besoin d’être protégés, de disparaître dans les procédures judiciaires, d’avoir le droit de porter des cagoules, de ne pas porter leur numéro d’identification et de tirer.
Peut-être qu’on les entend simplement plus ? Qu’ils sont plus médiatisés ?
Ils sont assez actifs et ont une certaine expérience des plateaux télés. Ils ont aussi l’avantage d’avoir des propositions d’un simplisme désarmant.
Leur problème, c’est toujours les autres : on a une mauvaise justice, des élus qui sont mous, une population sauvage. On pourrait qualifier leurs propositions de ridicules d’un point de vue de l’analyse, mais du point de vue du message, on peut leur reconnaître une certaine efficacité. Tout le monde peut aller à la télé et répéter ces slogans.
Mais on a eu des manifestations de policiers, notamment une devant l’Assemblée nationale en mai 2021. Une manifestation qui avait pour objet de faire pression sur le législateur et l’exécutif. Est-ce que ce n’est pas le franchissement d’un cap ?
C’est surtout de la communication. Il ne s’agit pas de policiers qui se préparent à prendre le Parlement par la force. Leur force a surtout été de faire venir les hommes politiques de gauche, les écologistes et évidemment le ministre de l’Intérieur pour les soutenir.
Il s’agit plutôt d’une opération de communication où on a vu des partis progressistes (PS, PCF, EELV) s’aligner sur cette forme d’action syndicale.
La faiblesse de la pensée des partis de gauche explique la vigueur et la force des organisations syndicales
Est-ce qu’ils n’ont pas gagné quand on sait que le patron du Parti socialiste, Olivier Faure, se refuse à employer les termes “violences policières” ?
Mon interprétation, c’est que la faiblesse de la pensée des partis de gauche explique la vigueur et la force des organisations syndicales. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas d’obstacles devant eux.
Depuis le début de l’année, on dénombre 9 personnes tuées dans ces circonstances. Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour que ça s’arrête ?
Il faudrait, à court terme, qu’il y ait des instructions données pour faire respecter les principes de proportionnalité et d’absolue nécessité. Que cela soit rappelé par une instruction du ministre à tous les directeurs départementaux.
Ensuite, il pourrait y avoir une modification de la loi, mais ça prendrait quelques mois. Je ne suis pas persuadé qu’on aboutisse à un accord politique cependant. Le dernier levier, serait d’ajuster les formations, mais les effets de la formation prennent plusieurs mois, plusieurs années pour faire effet.
La seule chose qui peut avoir un effet rapide, ce sont des instructions hiérarchiques précises.
Propos recueillis par Héléna Berkaoui